CHAPITRE XILENAUTILUS.

J'entrai alors dans une salle à manger. (Page 71.)Agrandir

J'entrai alors dans une salle à manger. (Page 71.)Agrandir

Je regardai le capitaine Nemo avec un certain étonnement, et je lui répondis:

«Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent d'excellents poissons à votre table; je comprends moins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forêts sous-marines; mais je ne comprends plus du tout qu'une parcelle de viande, si petite qu'elle soit, figure dans votre menu.

C'était une bibliothèque. (Page 75.)Agrandir

C'était une bibliothèque. (Page 75.)Agrandir

—Aussi, monsieur, me répondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres.

—Ceci, cependant, repris-je, en désignant un plat où restaient encore quelques tranches de filet.

—Ce que vous croyez être de la viande, monsieur le professeur, n'est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici également quelques foies de dauphin que vous prendriez pour un ragoût de porc. Mon cuisinier est un habile préparateur, qui excelle à conserver ces produits variés de l'Océan. Goûtez à tous ces mets. Voici une conserve d'holoturies qu'un Malais déclarerait sans rivale au monde, voilà une crème dont le lait a été fourni par la mamelle des cétacés, et le sucre par les grands fucus dela mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d'anémones qui valent celles des fruits les plus savoureux.»

Et je goûtais, plutôt en curieux qu'en gourmet, tandis que le capitaine Nemo m'enchantait par ses invraisemblables récits.

«Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice prodigieuse, inépuisable, elle ne me nourrit pas seulement; elle me vêtit encore. Ces étoffes qui vous couvrent sonttisséesavec le byssus de certains coquillages; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancées de couleurs violettes que j'extrais des aplysis de la Méditerranée. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostère de l'Océan. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur sécrétée par la seiche ou l'encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retournera un jour!

—Vous aimez la mer, capitaine.

—Oui! je l'aime! La mer est tout! Elle couvre les sept dixièmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C'est l'immense désert où l'homme n'est jamais seul, car il sent frémir la vie à ses côtés. La mer n'est que le véhicule d'une surnaturelle et prodigieuse existence; elle n'est que mouvement et amour; c'est l'infini vivant, comme l'a dit un de vos poëtes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s'y manifeste par ses trois règnes, minéral, végétal, animal. Ce dernier y est largement représenté par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulés, par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertébrés, les mammifères, les reptiles et ces innombrables légions de poissons, ordre infini d'animaux qui compte plus de treize mille espèces, dont un dixième seulement appartient à l'eau douce. La mer est le vaste réservoir de la nature. C'est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s'il ne finira pas par elle! Là est la suprême tranquillité. La mer n'appartient pas aux despotes. A sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s'y battre, s'y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s'éteint, leur puissance disparaît! Ah! monsieur, vivez, vivez au sein des mers! Là seulement est l'indépendance! Là je ne reconnais pas de maîtres! Là je suis libre!»

Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui débordait de lui. S'était-il laissé entraîner au-delà de sa réserve habituelle? Avait-il trop parlé? Pendant quelques instants, il se promena, très-agité. Puis, ses nerfs se calmèrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumée, et, se tournant vers moi:

«Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter leNautilus, je suis à vos ordres.»

Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, ménagée à l'arrière de la salle, s'ouvrit, et j'entrai dans une chambre de dimension égale à celle que je venais de quitter.

C'était une bibliothèque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustés de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformément reliés. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient à leur partie inférieure par de vastes divans, capitonnés de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De légers pupitres mobiles, en s'écartant ou se rapprochant à volonté, permettaient d'y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux déjà vieux. La lumière électrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dépolis à demi engagés dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration réelle cette salle si ingénieusement aménagée, et je ne pouvais en croire mes yeux.

«Capitaine Nemo, dis-je à mon hôte, qui venait de s'étendre sur un divan, voilà une bibliothèque qui ferait honneur à plus d'un palais des continents, et je suis vraiment émerveillé, quand je songe qu'elle peut vous suivre au plus profond des mers.

—Où trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur? répondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Muséum vous offre-t-il un repos aussi complet?

—Non, monsieur, et je dois ajouter qu'il est bien pauvre auprès du vôtre. Vous possédez là six ou sept mille volumes...

—Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent à la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour où monNautiluss'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j'ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l'humanité n'a plus ni pensé, ni écrit. Ceslivres, monsieur le professeur, sont d'ailleurs à votre disposition, et vous pourrez en user librement.»

Je remerciai le capitaine Nemo, et je m'approchai des rayons de la bibliothèque. Livres de science, de morale et de littérature, écrits en toute langue, y abondaient, mais je ne vis pas un seul ouvrage d'économie politique; ils semblaient être sévèrement proscrits du bord. Détail curieux, tous ces livres étaient indistinctement classés, en quelque langue qu'ils fussent écrits, et ce mélange prouvait que le capitaine duNautilusdevait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.

Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d'œuvre des maîtres anciens et modernes, c'est-à-dire tout ce que l'humanité a produit de plus beau dans l'histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu'à Victor Hugo, depuis Xénophon jusqu'à Michelet, depuis Rabelais jusqu'à madame Sand. Mais la science, plus particulièrement, faisait les frais de cette bibliothèque; les livres de mécanique, de balistique, d'hydrographie, de météorologie, de géographie, de géologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d'histoire naturelle, et je compris qu'ils formaient la principale étude du capitaine. Je vis là tout le Humboldt, tout l'Arago, les travaux de Foucault, d'Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l'abbé Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d'Agassis, etc., les mémoires de l'Académie des sciences, les bulletins des diverses sociétés de géographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m'avaient peut-être valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulé lesFondateurs de l'Astronomieme donna même une date certaine; et comme je savais qu'il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l'installation duNautilusne remontait pas à une époque postérieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencé son existence sous-marine. J'espérai, d'ailleurs, que des ouvrages plus récents encore me permettraient de fixer exactement cette époque; mais j'avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade à travers les merveilles duNautilus.

«Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d'avoir mis cette bibliothèque à ma disposition. Il y a là des trésors de science, et j'en profiterai.

—Cette salle n'est pas seulement une bibliothèque, dit le capitaine Nemo, c'est aussi un fumoir.

—Un fumoir? m'écriai-je. On fume donc à bord?

—Sans doute.

—Alors, monsieur, je suis forcé de croire que vous avez conservé des relations avec la Havane.

—Aucune, répondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu'il ne vienne pas de la Havane, vous en serez content, si vous êtes connaisseur.»

Je pris le cigare qui m'était offert, et dont la forme rappelait celui du londrès; mais il semblait fabriqué avec des feuilles d'or. Je l'allumai à un petit brasero que supportait un élégant pied de bronze, et j'aspirai ses premières bouffées avec la volupté d'un amateur qui n'a pas fumé depuis deux jours.

«C'est excellent, dis-je, mais ce n'est pas du tabac.

—Non, répondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de la Havane ni de l'Orient. C'est une sorte d'algue, riche en nicotine, que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrès, monsieur?

—Capitaine, je les méprise à partir de ce jour.

—Fumez donc à votre fantaisie, et sans discuter l'origine de ces cigares. Aucune régie ne les a contrôlés, mais ils n'en sont pas moins bons, j'imagine.

—Au contraire.»

A ce moment, le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face à celle par laquelle j'étais entré dans la bibliothèque, et je passai dans un salon immense et splendidement éclairé.

C'était un vaste quadrilatère, à pans coupés, long de dix mètres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, décoré de légères arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassées dans ce musée. Car, c'était réellement un musée dans lequel une main intelligente et prodigue avait réuni tous les trésors de la nature et de l'art, avec ce pêle-mêle artiste qui distingue un atelier de peintre.

Une trentaine de tableaux de maîtres, à cadres uniformes, séparés par d'étincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d'un dessin sévère. Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j'avais admirées dans les collections particulières de l'Europe et aux expositions de peinture. Les diverses écoles des maîtres anciens étaient représentées par une madone de Raphaël, une vierge de Léonard de Vinci, une nymphe du Corrège, une femme du Titien, une adoration de Véronèse, une assomption de Murillo, un portrait d'Holbein, un moine de Velasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysages flamands de Teniers, trois petits tableaux de genre de Gérard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de Géricault et de Prudhon,quelques marines de Backuysen et de Vernet. Parmi les œuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux signés Delacroix, Ingres, Decamp, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirables réductions de statues de marbre ou de bronze, d'après les plus beaux modèles de l'antiquité, se dressaient sur leurs piédestaux dans les angles de ce magnifique musée. Cet état de stupéfaction que m'avait prédit le commandant duNautiluscommençait déjà à s'emparer de mon esprit.

«Monsieur le professeur, dit alors cet homme étrange, vous excuserez le sans-gêne avec lequel je vous reçois, et le désordre qui règne dans ce salon.

—Monsieur, répondis-je, sans chercher à savoir qui vous êtes, m'est-il permis de reconnaître en vous un artiste?

—Un amateur, tout au plus, monsieur. J'aimais autrefois à collectionner ces belles œuvres créées par la main de l'homme. J'étais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j'ai pu réunir quelques objets d'un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. A mes yeux, vos artistes modernes ne sont déjà plus que des anciens; ils ont deux ou trois mille ans d'existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maîtres n'ont pas d'âge.

—Et ces musiciens? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d'Haydn, de Meyerbeer, d'Herold, de Wagner, d'Auber, de Gounod, et nombre d'autres, éparses sur un piano-orgue de grand modèle qui occupait un des panneaux du salon.

—Ces musiciens, me répondit le capitaine Nemo, ce sont des contemporains d'Orphée, car les différences chronologiques s'effacent dans la mémoire des morts,—et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent à six pieds sous terre!»

Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rêverie profonde. Je le considérais avec une vive émotion, analysant en silence les étrangetés de sa physionomie. Accoudé sur l'angle d'une précieuse table de mosaïque, il ne me voyait plus, il oubliait ma présence.

Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les curiosités qui enrichissaient ce salon.

Auprès des œuvres de l'art, les raretés naturelles tenaient une place très importante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles et autres productions de l'Océan, qui devaient être les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d'eau, électriquement éclairé, retombait dans une vasque faite d'une seule tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acéphales, mesurait sur ses bords, délicatement festonnés, une circonférence de sixmètres environ; elle dépassait donc en grandeur ces belles tridacnes qui furent données à François Ierpar la République de Venise, et dont l'église Saint-Sulpice, à Paris, a fait deux bénitiers gigantesques.

Autour de cette vasque, sous d'élégantes vitrines fixées par des armatures de cuivre, étaient classés et étiquetés les plus précieux produits de la mer qui eussent jamais été livrés aux regards d'un naturaliste. On conçoit ma joie de professeur.

L'embranchement des zoophytes offrait de très curieux spécimens de ses deux groupes des polypes et des échinodermes. Dans le premier groupe, des tubipores, des gorgones disposées en éventail, des éponges douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers de Norwége, des ombellulaires variées, des alcyonnaires, toute une série de ces madrépores que mon maître Milne-Edwards a si sagacement classés en sections, et parmi lesquels je remarquai d'adorables flabellines, des oculines de l'île Bourbon, le «char de Neptune» des Antilles, de superbes variétés de coraux, enfin toutes les espèces de ces curieux polypiers dont l'assemblage forme des îles entières qui deviendront un jour des continents. Dans les échinodermes, remarquables par leur enveloppe épineuse, les astéries, les étoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astérophons, les oursins, les holoturies, etc., représentaient la collection complète des individus de ce groupe.

Un conchyliologue un peu nerveux se serait pâmé certainement devant d'autres vitrines plus nombreuses où étaient classés les échantillons de l'embranchement des mollusques. Je vis là une collection d'une valeur inestimable, et que le temps me manquerait à décrire tout entière. Parmi ces produits, je citerai, pour mémoire seulement,—l'élégant marteau royal de l'Océan indien, dont les régulières taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun,—un spondyle impérial, aux vives couleurs, tout hérissé d'épines, rare spécimen dans les muséums européens, et dont j'estimai la valeur à vingt mille francs,—un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu'on se procure difficilement,—des buccardes exotiques du Sénégal, fragiles coquilles blanches à doubles valves, qu'un souffle eût dissipées comme une bulle de savon,—plusieurs variétés des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordés de replis foliacés, et très disputés par les amateurs,—toute une série de troques, les uns jaunes-verdâtres, pêchés dans les mers d'Amérique, les autres d'un brun-roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquée, ceux-là, des stellaires trouvés dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le magnifique éperon de la Nouvelle-Zélande;—puis, d'admirables tellines sulfurées,de précieuses espèces de cythérées et de Vénus, le cadran treillissé des côtes de Tranquebar, le sabot marbré à nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cône presque inconnu du genreCœnodulli, toutes les variétés de porcelaines qui servent de monnaie dans l'Inde et en Afrique, «la Gloire de la Mer», la plus précieuse coquille des Indes orientales;—enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles, des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cérites, des fuseaux, des strombes, des ptérocères, des patelles, des hyales, des cléodores, coquillages délicats et fragiles, que la science a baptisés de ses noms les plus charmants.

Un vaste quadrilatère à pans coupés. (Page 77.)Agrandir

Un vaste quadrilatère à pans coupés. (Page 77.)Agrandir

A part, et dans des compartiments spéciaux, se déroulaient des chapelets de perles de la plus grande beauté, que la lumière électrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachées aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes de l'haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires, curieux produits des divers mollusques de tous les océans et de certaines moules des cours d'eau du Nord, enfin plusieurs échantillons d'un prix inappréciable qui avaient été distillés par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un œuf de pigeon; elles valaient, et au delà, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l'iman de Mascate, que je croyais sans rivale au monde.

Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection était, pour ainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dû dépenser des millions pour acquérir ces échantillons divers, et je me demandais à quelle source il puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots:

«Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles peuvent intéresser un naturaliste; mais, pour moi, elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n'est pas une mer du globe qui ait échappé à mes recherches.

—Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au milieu de telles richesses. Vous êtes de ceux qui ont fait eux-mêmes leur trésor. Aucun muséum de l'Europe ne possède une semblable collection des produits de l'Océan. Mais si j'épuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte! Je ne veux point pénétrer des secrets qui sont les vôtres! Cependant, j'avoue que ceNautilus, la force motrice qu'il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manœuvrer, l'agent si puissant qui l'anime, tout cela excite au plus haut point ma curiosité. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m'est inconnue. Puis-je savoir?...

—Monsieur Aronnax, me répondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre à mon bord, et par conséquent, aucune partie duNautilusne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en détail et je me ferai un plaisir d'être votre cicérone.

—Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n'abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderai seulement à quel usage sont destinés ces instruments de physique...

—Monsieur le professeur, ces mêmes instruments se trouvent dans ma chambre, et c'est là que j'aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est réservée. Il faut que vous sachiez comment vous serez installé à bord duNautilus.»

Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percées à chaque pan coupé du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit vers l'avant, et là je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre élégante, avec lit, toilette et divers autres meubles.

Je ne pus que remercier mon hôte.

La chambre du capitaine Nemo. (Page 82.)Agrandir

La chambre du capitaine Nemo. (Page 82.)Agrandir

«Votre chambre est contiguë à la mienne, me dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter.»

J'entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sévère, presque cénobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meubles de toilette. Le tout éclairé par un demi-jour. Rien de confortable. Le strict nécessaire, seulement.

Le capitaine Nemo me montra un siége.

«Veuillez vous asseoir,» me dit-il.

Je m'assis, et il prit la parole en ces termes:

«Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigés par la navigation duNautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ils m'indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de l'Océan. Les uns vous sont connus, tels que le thermomètre qui donne la température intérieure duNautilus; le baromètre, qui pèse le poids de l'air et prédit les changements de temps; l'hygromètre, qui marque le degré de sécheresse de l'atmosphère; le storm-glass, dont le mélange, en se décomposant, annonce l'arrivée des tempêtes; la boussole, qui dirige ma route; le sextant, qui par la hauteur du soleil m'apprend ma latitude; les chronomètres, qui me permettent de calculer ma longitude; et enfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent à scruter tous les points de l'horizon, quand leNautilusest remonté à la surface des flots.

—Ce sont les instruments habituels au navigateur, répondis-je, et j'en connais l'usage. Mais en voici d'autres qui répondent sans doute aux exigences particulières duNautilus. Ce cadran que j'aperçois et que parcourt une aiguille mobile, n'est-ce pas un manomètre?

—C'est un manomètre, en effet. Mis en communication avec l'eau dont il indique la pression extérieure, il me donne par là même la profondeur à laquelle se maintient mon appareil.

—Et ces sondes d'une nouvelle espèce?

—Ce sont des sondes thermométriques qui rapportent la température des diverses couches d'eau.

—Et ces autres instruments dont je ne devine pas l'emploi?

—Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m'écouter.»

Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit:

«Il est un agent puissant, obéissant, rapide, facile, qui se plie à tous les usages et qui règne en maître à mon bord. Tout se fait par lui. Ilm'éclaire, il m'échauffe, il est l'âme de mes appareils mécaniques. Cet agent, c'est l'électricité.

—L'électricité! m'écriai-je assez surpris.

—Oui, monsieur.

—Cependant, capitaine, vous possédez une extrême rapidité de mouvements qui s'accorde mal avec le pouvoir de l'électricité. Jusqu'ici, sa puissance dynamique est restée très-restreinte et n'a pu produire que de petites forces!

—Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, mon électricité n'est pas celle de tout le monde, et c'est là tout ce que vous me permettrez de vous en dire.

—Je n'insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d'être très-étonné d'un tel résultat. Une seule question, cependant, à laquelle vous ne répondrez pas si elle est indiscrète. Les éléments que vous employez pour produire ce merveilleux agent doivent s'user vite. Le zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n'avez plus aucune communication avec la terre?

—Votre question aura sa réponse, répondit le capitaine Nemo. Je vous dirai, d'abord, qu'il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d'argent, d'or, dont l'exploitation serait très-certainement praticable. Mais je n'ai rien emprunté à ces métaux de la terre, et j'ai voulu ne demander qu'à la mer elle-même les moyens de produire mon électricité.

—A la mer?

—Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas. J'aurais pu, en effet, en établissant un circuit entre des fils plongés à différentes profondeurs, obtenir l'électricité par la diversité de températures qu'ils éprouvaient; mais j'ai préféré employer un système plus pratique.

—Et lequel?

—Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingt-seize centièmes et demi d'eau, et deux centièmes deux tiers environ de chlorure de sodium; puis, en petite quantité, des chlorures de magnésium et de potassium, du bromure de magnésium, du sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s'y rencontre dans une proportion notable. Or, c'est ce sodium que j'extrais de l'eau de mer et dont je compose mes éléments.

—Le sodium?

—Oui, monsieur. Mélangé avec le mercure, il forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les éléments Bunzen. Le mercure ne s'use jamais.Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-même. Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent être considérées comme les plus énergiques, et que leur force électro-motrice est double de celle des piles au zinc.

—Je comprends bien, capitaine, l'excellence du sodium dans les conditions où vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l'extraire en un mot. Et comment faites-vous? Vos piles pourraient évidemment servir à cette extraction; mais, si je ne me trompe, la dépense du sodium nécessitée par les appareils électriques dépasserait la quantité extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n'en produiriez!

—Aussi, monsieur le professeur, je ne l'extrais pas par la pile, et j'emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre.

—De terre? dis-je en insistant.

—Disons le charbon de mer, si vous voulez, répondit le capitaine Nemo.

—Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille?

—Monsieur Aronnax, vous me verrez à l'œuvre. Je ne vous demande qu'un peu de patience, puisque vous avez le temps d'être patient. Rappelez-vous seulement ceci: Je dois tout à l'Océan; il produit l'électricité, et l'électricité donne auNautilusla chaleur, la lumière, le mouvement, la vie en un mot.

—Mais non pas l'air que vous respirez?

—Oh! je pourrais fabriquer l'air nécessaire à ma consommation, mais c'est inutile, puisque je remonte à la surface de la mer, quand il me plaît. Cependant, si l'électricité ne me fournit pas l'air respirable, elle manœuvre, du moins, des pompes puissantes qui l'emmagasinent dans des réservoirs spéciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux, mon séjour dans les couches profondes.

—Capitaine, répondis-je, je me contente d'admirer. Vous avez évidemment trouvé ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la véritable puissance dynamique de l'électricité.

—Je ne sais s'ils la trouveront, répondit froidement le capitaine Nemo. Quoi qu'il en soit, vous connaissez déjà la première application que j'ai faite de ce précieux agent. C'est lui qui nous éclaire avec une égalité, une continuité que n'a pas la lumière du soleil. Maintenant, regardez cette horloge; elle est électrique, et marche avec une régularité qui défie celle des meilleurs chronomètres. Je l'ai divisée en vingt-quatre heures, comme les horloges italiennes, car pour moi, il n'existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumière factice que j'entraîne jusqu'au fond des mers! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.

—Parfaitement.

—Autre application de l'électricité. Ce cadran, suspendu devant nos yeux, sert à indiquer la vitesse duNautilus. Un fil électrique le met en communication avec l'hélice du loch, et son aiguille m'indique la marche réelle de l'appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse modérée de quinze milles à l'heure.

—C'est merveilleux, répondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avez eu raison d'employer cet agent, qui est destiné à remplacer le vent, l'eau et la vapeur.

—Nous n'avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l'arrière duNautilus.»

En effet, je connaissais déjà toute la partie antérieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre à l'éperon: la salle à manger de cinq mètres, séparée de la bibliothèque par une cloison étanche, c'est-à-dire ne pouvant être pénétrée par l'eau,—la bibliothèque de cinq mètres,—le grand salon de dix mètres, séparé de la chambre du capitaine par une seconde cloison étanche,—ladite chambre du capitaine de cinq mètres,—la mienne de deux mètres cinquante,—et enfin un réservoir d'air de sept mètres cinquante, qui s'étendait jusqu'à l'étrave. Total, trente-cinq mètres de longueur. Les cloisons étanches étaient percées de portes qui se fermaient hermétiquement au moyen d'obturateurs en caoutchouc, et elle assuraient toute sécurité à bord duNautilus, au cas où une voie d'eau se fût déclarée.

Je suivis le capitaine Nemo, à travers les coursives situées en abord, et j'arrivai au centre du navire. Là, se trouvait une sorte de puits qui s'ouvrait entre deux cloisons étanches. Une échelle de fer, cramponnée à la paroi, conduisait à son extrémité supérieure. Je demandai au capitaine à quel usage servait cette échelle.

«Elle aboutit au canot, répondit-il.

—Quoi! vous avez un canot? répliquai-je, assez étonné.

—Sans doute. Une excellente embarcation, légère et insubmersible, qui sert à la promenade et à la pêche.

—Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous êtes forcé de revenir à la surface de la mer?

—Aucunement. Ce canot adhère à la partie supérieure de la coque duNautilus, et occupe une cavité disposée pour le recevoir. Il est entièrement ponté, absolument étanche, et retenu par de solides boulons. Cette échelle conduit à un trou d'homme percé dans la coque duNautilus, qui correspond à un trou pareil percé dans le flanc du canot. C'est par cette double ouverture que je m'introduis dans l'embarcation. On referme l'une,celle duNautilus; je referme l'autre, celle du canot, au moyen de vis de pression; je largue les boulons, et l'embarcation remonte avec une prodigieuse rapidité à la surface de la mer. J'ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-là, je mâte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promène.

—Mais comment revenez-vous à bord?

—Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c'est leNautilusqui revient.

—A vos ordres!

—A mes ordres. Un fil électrique me rattache à lui. Je lance un télégramme, et cela suffit.

—En effet, dis-je, grisé par ces merveilles, rien n'est plus simple!»

Après avoir dépassé la cage de l'escalier qui aboutissait à la plate-forme, je vis une cabine longue de deux mètres, dans laquelle Conseil et Ned Land, enchantés de leur repas, s'occupaient à le dévorer à belles dents. Puis, une porte s'ouvrit sur la cuisine longue de trois mètres, située entre les vastes cambuses du bord.

Là, l'électricité, plus énergique et plus obéissante que le gaz lui-même, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient à des éponges de platine une chaleur qui se distribuait et se maintenait régulièrement. Elle chauffait également des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Auprès de cette cuisine s'ouvrait une salle de bains, confortablement disposée, et dont les robinets fournissaient l'eau froide ou l'eau chaude, à volonté.

A la cuisine succédait le poste de l'équipage, long de cinq mètres. Mais la porte en était fermée, et je ne pus voir son aménagement, qui m'eût peut-être fixé sur le nombre d'hommes nécessité par la manœuvre duNautilus.

Au fond s'élevait une quatrième cloison étanche qui séparait ce poste de la chambre des machines. Une porte s'ouvrit, et je me trouvai dans ce compartiment où le capitaine Nemo,—ingénieur de premier ordre, à coup sûr,—avait disposé ses appareils de locomotion.

Cette chambre des machines, nettement éclairée, ne mesurait pas moins de vingt mètres en longueur. Elle était naturellement divisée en deux parties; la première renfermait les éléments qui produisaient l'électricité, et la seconde, le mécanisme qui transmettait le mouvement à l'hélice.

Je fus surpris, tout d'abord, de l'odeursui generisqui emplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s'aperçut de mon impression.

«Ce sont, me dit-il, quelques dégagements de gaz, produits par l'emploi du sodium; mais ce n'est qu'un léger inconvénient. Tous lesmatins, d'ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant à grand air.»

La chambre des machines nettement éclairée. (Page 87.)Agrandir

La chambre des machines nettement éclairée. (Page 87.)Agrandir

Cependant, j'examinais avec un intérêt facile à concevoir la machine duNautilus.

«Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j'emploie des éléments Bunzen, et non des éléments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent été impuissants. Les éléments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, expérience faite. L'électricité produite se rend à l'arrière, où elle agit par des électro-aimants de grande dimension sur un système particulier de leviers et d'engrenages qui transmettent le mouvement à l'arbre de l'hélice. Celle-ci, dont le diamètre est de six mètres et le pas de sept mètres cinquante, peut donner jusqu'à cent vingt tours par seconde.

Nous étions assis sur un divan. (Page 90.)Agrandir

Nous étions assis sur un divan. (Page 90.)Agrandir

—Et vous obtenez alors?

—Une vitesse de cinquante milles à l'heure.»

Il y avait là un mystère, mais je n'insistai pas pour le connaître. Comment l'électricité pouvait-elle agir avec une telle puissance? Où cette force presque illimitée prenait-elle son origine? Était-ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d'une nouvelle sorte? Était-ce dans sa transmission qu'un système de leviers inconnus[6]pouvait accroître à l'infini? C'est ce que je ne pouvais comprendre.

[6]Et précisément, on parle d'une découverte de ce genre dans laquelle un nouveau jeu de leviers produit des forces considérables. L'inventeur s'est-il donc rencontré avec le capitaine Nemo?J. V.

[6]Et précisément, on parle d'une découverte de ce genre dans laquelle un nouveau jeu de leviers produit des forces considérables. L'inventeur s'est-il donc rencontré avec le capitaine Nemo?

J. V.

«Capitaine Nemo, dis-je, je constate les résultats et je ne cherche pas àles expliquer. J'ai vu leNautilusmanœuvrer devant l'Abraham-Lincoln, et je sais à quoi m'en tenir sur sa vitesse. Mais marcher ne suffit pas. Il faut voir où l'on va! Il faut pouvoir se diriger à droite, à gauche, en haut, en bas! Comment atteignez-vous les grandes profondeurs, où vous trouvez une résistance croissante qui s'évalue par des centaines d'atmosphères? Comment remontez-vous à la surface de l'Océan? Enfin, comment vous maintenez-vous dans le milieu qui vous convient? Suis-je indiscret en vous le demandant?

—Aucunement, monsieur le professeur, me répondit le capitaine, après une légère hésitation, puisque vous ne devez jamais quitter ce bateau sous-marin. Venez dans le salon. C'est notre véritable cabinet de travail, et là, vous apprendrez tout ce que vous devez savoir sur leNautilus!»

Un instant après, nous étions assis sur un divan du salon, le cigare aux lèvres. Le capitaine mit sous mes yeux une épure qui donnait les plan, coupe et élévation duNautilus. Puis il commença sa description en ces termes:

«Voici, monsieur Aronnax, les diverses dimensions du bateau qui vous porte. C'est un cylindre très-allongé, à bouts coniques. Il affecte sensiblement la forme d'un cigare, forme déjà adoptée à Londres dans plusieurs constructions du même genre. La longueur de ce cylindre, de tête en tête, est exactement de soixante-dix mètres, et son bau, à sa plus grande largeur, est de huit mètres. Il n'est donc pas construit tout à fait au dixième comme vos steamers de grande marche, mais ses lignes sont suffisamment longues et sa coulée assez prolongée, pour que l'eau déplacée s'échappe aisément et n'oppose aucun obstacle à sa marche.

«Ces deux dimensions vous permettent d'obtenir par un simple calcul la surface et le volume duNautilus. Sa surface comprend mille onze mètres carrés et quarante-cinq centièmes; son volume, quinze cents mètres cubes et deux dixièmes,—ce qui revient à dire qu'entièrement immergé, il déplace ou pèse quinze cents mètres cubes ou tonneaux.

«Lorsque j'ai fait les plans de ce navire destiné à une navigation sous-marine, j'ai voulu, qu'en équilibre dans l'eau il plongeât des neuf dixièmes,et qu'il émergeât d'un dixième seulement. Par conséquent, il ne devait déplacer dans ces conditions que les neuf dixièmes de son volume, soit treize cent cinquante-six mètres cubes et quarante-huit centièmes, c'est-à-dire ne peser que ce même nombre de tonneaux. J'ai donc dû ne pas dépasser ce poids en le construisant suivant les dimensions susdites.

«LeNautilusse compose de deux coques, l'une intérieure, l'autre extérieure, réunies entre elles par des fers en T qui lui donnent une rigidité extrême. En effet, grâce à cette disposition cellulaire, il résiste comme un bloc, comme s'il était plein. Son bordé ne peut céder; il adhère par lui-même et non par le serrage des rivets, et l'homogénéité de sa construction, due au parfait assemblage des matériaux, lui permet de défier les mers les plus violentes.

«Ces deux coques sont fabriquées en tôle d'acier dont la densité par rapport à l'eau est de sept, huit dixièmes. La première n'a pas moins de cinq centimètres d'épaisseur, et pèse trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux quatre-vingt-seize centièmes. La seconde enveloppe, la quille, haute de cinquante centimètres et large de vingt-cinq, pesant, à elle seule, soixante-deux tonneaux, la machine, le lest, les divers accessoires et aménagements, les cloisons et les étrésillons intérieurs, ont un poids de neuf cent soixante-et-un tonneaux soixante-deux centièmes, qui, ajoutés aux trois cent quatre-vingt-quatorze tonneaux et quatre-vingt-seize centièmes, forment le total exigé de treize cent cinquante-six tonneaux et quarante-huit centièmes. Est-ce entendu?

—C'est entendu, répondis-je.

—Donc, reprit le capitaine, lorsque leNautilusse trouve à flot dans ces conditions, il émerge d'un dixième. Or, si j'ai disposé des réservoirs d'une capacité égale à ce dixième, soit d'une contenance de cent cinquante tonneaux et soixante-douze centièmes, et si je les remplis d'eau, le bateau déplaçant alors quinze cent sept tonneaux, ou les pesant, sera complétement immergé. C'est ce qui arrive, monsieur le professeur. Ces réservoirs existent en abord dans les parties inférieures duNautilus. J'ouvre des robinets, ils se remplissent, et le bateau s'enfonçant vient affleurer la surface de l'eau.

—Bien, capitaine, mais nous arrivons alors à la véritable difficulté. Que vous puissiez affleurer la surface de l'Océan, je le comprends. Mais plus bas, en plongeant au-dessous de cette surface, votre appareil sous-marin ne va-t-il pas rencontrer une pression et par conséquent subir une poussée de bas en haut qui doit être évaluée à une atmosphère par trente pieds d'eau, soit environ un kilogramme par centimètre carré?

—Parfaitement, monsieur.

—Donc, à moins que vous ne remplissiez leNautilusen entier, je ne vois pas comment vous pouvez l'entraîner au sein des masses liquides.

—Monsieur le professeur, répondit le capitaine Nemo, il ne faut pas confondre la statique avec la dynamique, sans quoi l'on s'expose à de graves erreurs. Il y a très-peu de travail à dépenser pour atteindre les basses régions de l'Océan, car les corps ont une tendance à devenir «fondriers.» Suivez mon raisonnement.

—Je vous écoute, capitaine.

—Lorsque j'ai voulu déterminer l'accroissement de poids qu'il faut donner auNautiluspour l'immerger, je n'ai eu à me préoccuper que de la réduction du volume que l'eau de mer éprouve à mesure que ses couches deviennent de plus en plus profondes.

—C'est évident, répondis-je.

—Or, si l'eau n'est pas absolument incompressible, elle est, du moins, très-peu compressible. En effet, d'après les calculs les plus récents, cette réduction n'est que de quatre cent trente-six dix millionnièmes par atmosphère, ou par chaque trente pieds de profondeur. S'agit-il d'aller à mille mètres, je tiens compte alors de la réduction du volume sous une pression équivalente à celle d'une colonne d'eau de mille mètres, c'est-à-dire sous une pression de cent atmosphères. Cette réduction sera alors de quatre cent trente-six cent millièmes. Je devrai donc accroître le poids de façon à peser quinze cent treize tonneaux soixante-dix-sept centièmes, au lieu de quinze cent sept tonneaux deux dixièmes. L'augmentation ne sera conséquemment que de six tonneaux cinquante-sept centièmes.

—Seulement?

—Seulement, monsieur Aronnax, et le calcul est facile à vérifier. Or, j'ai des réservoirs supplémentaires capables d'embarquer cent tonneaux. Je puis donc descendre à des profondeurs considérables. Lorsque je veux remonter à la surface et l'affleurer, il me suffit de chasser cette eau, et de vider entièrement tous les réservoirs, si je désire que leNautilusémerge du dixième de sa capacité totale.»

A ces raisonnements appuyés sur des chiffres, je n'avais rien à objecter.

«J'admets vos calculs, capitaine, répondis-je, et j'aurais mauvaise grâce à les contester, puisque l'expérience leur donne raison chaque jour. Mais je pressens actuellement en présence une difficulté réelle.

—Laquelle, monsieur?

—Lorsque vous êtes par mille mètres de profondeur, les parois duNautilussupportent une pression de cent atmosphères. Si donc, à ce moment, vous voulez vider les réservoirs supplémentaires pour alléger votre bateau et remonter à la surface, il faut que les pompes vainquent cettepression de cent atmosphères, qui est de cent kilogrammes par centimètre carré. De là une puissance...

—Que l'électricité seule pouvait me donner, se hâta de dire le capitaine Nemo. Je vous répète, monsieur, que le pouvoir dynamique de mes machines est à peu près infini. Les pompes duNautilusont une force prodigieuse, et vous avez dû le voir, quand leurs colonnes d'eau se sont précipitées comme un torrent sur l'Abraham-Lincoln. D'ailleurs, je ne me sers des réservoirs supplémentaires que pour atteindre des profondeurs moyennes de quinze cent à deux mille mètres, et cela dans le but de ménager mes appareils. Aussi, lorsque la fantaisie me prend de visiter les profondeurs de l'Océan à deux ou trois lieues au-dessous de sa surface, j'emploie des manœuvres plus longues, mais non moins infaillibles.

—Lesquelles, capitaine? demandai-je.

—Ceci m'amène naturellement à vous dire comment se manœuvre leNautilus.

—Je suis impatient de l'apprendre.

—Pour gouverner ce bateau sur tribord, sur bâbord, pour évoluer, en un mot, suivant un plan horizontal, je me sers d'un gouvernail ordinaire à large safran, fixé sur l'arrière de l'étambot, et qu'une roue et des palans font agir. Mais je puis aussi mouvoir leNautilusde bas en haut et de haut en bas, dans un plan vertical, au moyen de deux plans inclinés, attachés à ses flancs sur son centre de flottaison, plans mobiles, aptes à prendre toutes les positions, et qui se manœuvrent de l'intérieur au moyen de leviers puissants. Ces plans sont-ils maintenus parallèles au bateau, celui-ci se meut horizontalement. Sont-ils inclinés, leNautilus, suivant la disposition de cette inclinaison et sous la poussée de son hélice, ou s'enfonce suivant une diagonale aussi allongée qu'il me convient, ou remonte suivant cette diagonale. Et même, si je veux revenir plus rapidement à la surface, j'embraye l'hélice, et la pression des eaux fait remonter verticalement leNautiluscomme un ballon qui, gonflé d'hydrogène, s'élève rapidement dans les airs.

—Bravo! capitaine, m'écriai-je. Mais comment le timonier peut-il suivre la route que vous lui donnez au milieu des eaux?

—Le timonier est placé dans une cage vitrée, qui fait saillie à la partie supérieure de la coque duNautilus, et que garnissent des verres lenticulaires.

—Des verres capables de résister à de telles pressions?

—Parfaitement. Le cristal, fragile au choc, offre cependant une résistance considérable. Dans des expériences de pêche à la lumière électrique faites en 1864, au milieu des mers du Nord, on a vu des plaques de cettematière, sous une épaisseur de sept millimètres seulement, résister à une pression de seize atmosphères, tout en laissant passer de puissants rayons calorifiques qui lui répartissaient inégalement la chaleur. Or, les verres dont je me sers n'ont pas moins de vingt-et-un centimètres à leur centre, c'est-à-dire trente fois cette épaisseur.

—Admis, capitaine Nemo; mais enfin, pour voir, il faut que la lumière chasse les ténèbres, et je me demande comment au milieu de l'obscurité des eaux...

—En arrière de la cage du timonier est placé un puissant réflecteur électrique, dont les rayons illuminent la mer à un demi-mille de distance.

—Ah! bravo, trois fois bravo! capitaine. Je m'explique maintenant cette phosphorescence du prétendu narwal, qui a tant intrigué les savants! A ce propos, je vous demanderai si l'abordage duNautiluset duScotia, qui a eu un si grand retentissement, a été le résultat d'une rencontre fortuite?

—Purement fortuite, monsieur. Je naviguais à deux mètres au-dessous de la surface des eaux, quand le choc s'est produit. J'ai d'ailleurs vu qu'il n'avait eu aucun résultat fâcheux.

—Aucun, monsieur. Mais quant à votre rencontre avec l'Abraham-Lincoln?...

—Monsieur le professeur, j'en suis fâché pour l'un des meilleurs navires de cette brave marine américaine, mais on m'attaquait et j'ai dû me défendre! Je me suis contenté, toutefois, de mettre la frégate hors d'état de me nuire,—elle ne sera pas gênée de réparer ses avaries au port le plus prochain.

—Ah! commandant, m'écriai-je avec conviction, c'est vraiment un merveilleux bateau que votreNautilus!

—Oui, monsieur le professeur, répondit avec une véritable émotion le capitaine Nemo, et je l'aime comme la chair de ma chair! Si tout est danger sur un de vos navires soumis aux hasards de l'Océan, si sur cette mer, la première impression est le sentiment de l'abîme, comme l'a si bien dit le Hollandais Jansen, au-dessous et à bord duNautilus, le cœur de l'homme n'a plus rien à redouter. Pas de déformation à craindre, car la double coque de ce bateau a la rigidité du fer; pas de gréement que le roulis ou le tangage fatiguent; pas de voiles que le vent emporte; pas de chaudières que la vapeur déchire; pas d'incendie à redouter, puisque cet appareil est fait de tôle et non de bois; pas de charbon qui s'épuise, puisque l'électricité est son agent mécanique; pas de rencontre à redouter, puisqu'il est seul à naviguer dans les eaux profondes; pas de tempête à braver, puisqu'il trouve à quelques mètres au-dessous des eaux l'absolue tranquillité! Voilà, monsieur.Voilà le navire par excellence! Et s'il est vrai que l'ingénieur ait plus de confiance dans le bâtiment que le constructeur, et le constructeur plus que le capitaine lui-même, comprenez donc avec quel abandon je me fie à monNautilus, puisque j'en suis tout à la fois le capitaine, le constructeur et l'ingénieur!»

Le capitaine Nemo parlait avec une éloquence entraînante. Le feu de son regard, la passion de son geste, le transfiguraient. Oui! il aimait son navire comme un père aime son enfant!

Mais une question, indiscrète peut-être, se posait naturellement, et je ne pus me retenir de la lui faire.

«Vous êtes donc ingénieur, capitaine Nemo?

—Oui, monsieur le professeur, me répondit-il, j'ai étudié à Londres, à Paris, à New-York, du temps que j'étais un habitant des continents de la terre.

—Mais comment avez-vous pu construire, en secret, cet admirableNautilus?

—Chacun de ses morceaux, monsieur Aronnax, m'est arrivé d'un point différent du globe, et sous une destination déguisée. Sa quille a été forgée au Creusot, son arbre d'hélice chez Pen et Co, de Londres, les plaques de tôle de sa coque chez Leard, de Liverpool, son hélice chez Scott, de Glasgow. Ses réservoirs ont été fabriqués par Cail et Co, de Paris, sa machine par Krüpp, en Prusse, son éperon dans les ateliers de Motala, en Suède, ses instruments de précision chez Hart frères, de New-York, etc., et chacun de ces fournisseurs a reçu mes plans sous des noms divers.

—Mais, repris-je, ces morceaux ainsi fabriqués, il a fallu les monter, les ajuster?

—Monsieur le professeur, j'avais établi mes ateliers sur un îlot désert, en plein Océan. Là, mes ouvriers, c'est-à-dire mes braves compagnons que j'ai instruits et formés, et moi, nous avons achevé notreNautilus. Puis, l'opération terminée, le feu a détruit toute trace de notre passage sur cet îlot que j'aurais fais sauter, si je l'avais pu.


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