Chapter 10

Non si chiava in questa religione, non durara.[69]

Non si chiava in questa religione, non durara.[69]

Non si chiava in questa religione, non durara.[69]

Non si chiava in questa religione, non durara.[69]

A la porte de l’église, un mendiant s’adressant à milord, lui dit:Caballero perdone usted, non tengo moneda.[70]Voilà, dis-je, milord, un pauvre qui demande l’aumône en termes bien civils. — Ce peuple est fier, il refuserait votre argent si vous l’humiliez: vous allez en juger, en voici un autre. Il arriva et tendit son chapeau; milord lui fit l’aumône, en lui disant: pourquoi ne travaillez-vous pas? — Il répondit: reprenez vos charités; je vous demande de l’argent et non des conseils. Les Espagnols, continua milord lorsque cet homme fut éloigné, tiennentleurs mœurs, leurs usages et leurs idiomes, des Romains, des Goths, des Sarrazins ou Maures qui ont conquis et habité l’Ibérie. Les Français même ont occupé la Catalogne, la Navarre et les Pyrénées; l’Espagne a reçu des Maures les combats des taureaux, les fêtes, la galanterie, la vaine gloire, l’ambition des titres fastueux, son goût pour les métaphores et les expressions emphatiques; et enfin la pompe et la majesté de sa langue qui manque de mollesse et de simplicité; les Goths leur ont transmis la valeur et la probité; les Africains la paresse, l’amour de la solitude et la jalousie pour les femmes. — Et les Français, que leur ont-ils donné? — Rien; ils n’avaient à cette époque que des mœurs grossières et féroces.

Ce fut là mon dernier entretien avec cet aimable Anglais, généreux sans ostentation, savant modeste, indulgent dans la société, sévère dans les principes de morale, indifférent à tous les cultes, mais plein de respect et d’amour pour la Divinité; il citait souvent cette maxime de Montaigne, écrivain qu’il aimait beaucoup:L’ignorance et l’incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite.

Après son départ, je passai mes journéesavec don Pacheco et ses enfants; mais j’évitais avec soin les tête-à-têtes avec la belle Séraphine.

Nel visco in cui s’avenneQuell’ augellin taloraLascia le penne ancoraMa torna in libertà.[71]

Nel visco in cui s’avenneQuell’ augellin taloraLascia le penne ancoraMa torna in libertà.[71]

Nel visco in cui s’avenneQuell’ augellin taloraLascia le penne ancoraMa torna in libertà.[71]

Nel visco in cui s’avenne

Quell’ augellin talora

Lascia le penne ancora

Ma torna in libertà.[71]

Don Pacheco me mena dans une société très-agréable et unique dans l’Espagne, où la noblesse seule était admise: trente familles nobles se rassemblent tour-à-tour et tous les soirs dans une de leurs maisons; les dames y font les honneurs avec beaucoup de grâce et d’aménité: comme la plupart des Espagnoles, elles ont peu d’instruction, mais beaucoup d’esprit et de réparties brillantes. On sert des glaces et toutes sortes de rafraîchissements. On y joue un jeu très-modéré, ce qui laisse à la conversation tout son enjouement et toute sa vivacité.

Huit jours s’étaient écoulés depuis le départ de milord, lorsqu’un matin, dormant encore, on frappe vivement à ma porte: je m’éveille en sursaut, je m’enveloppe de ma redingote, je vais ouvrir; un homme me saute au cou, m’embrasse,m’étouffe presque; c’était le poète du Toboso, qui s’écrie: Nous amenons l’ours de la Montagne avec son chien: mais je suis à jeûn, mes entrailles crient, nous marchons depuis quatre heures du matin: don Pacheco Lasso, conde di Montijo, donne-t-il à déjeûner? — Oui, vous allez avoir du chocolat de Soconusco, du biscuit et de l’azucar esponjando. Et qu’avez-vous fait de don Augustin? — Il s’est retiré dans la bergerie de ses confrères. C’est un aimable homme, malgré sa gravité et sa dévotion. Mais croiriez-vous qu’il a voulu me jouer un mauvais tour? Il cherchait à me pervertir en me parlant de la grâce, du péché originel qui nous damne par la faute d’Adam, dont je n’étais pas caution: il voulait me faire renoncer aux femmes, au plaisir, et même à la poésie; il m’a menacé de l’enfer, si je continuais ma vie épicurienne. Les poètes, lui ai-je répondu, ont des ames d’une nature différente des autres; demandez à Tibulle, qui a dit:

Et me quod tenero fuerim dilectus amori,Ipsa Venus campos ducet in Elysios.[72]

Et me quod tenero fuerim dilectus amori,Ipsa Venus campos ducet in Elysios.[72]

Et me quod tenero fuerim dilectus amori,Ipsa Venus campos ducet in Elysios.[72]

Et me quod tenero fuerim dilectus amori,

Ipsa Venus campos ducet in Elysios.[72]

Vous voyez, mon père, qu’après notre mort, nous allons dans les Champs Élysées, où nous nous promenons, les bras croisés, sous des ombrages frais, avec Ovide, Properce, Sapho, Corine, Horace, Virgile, et notre aimable et savante compatriote Aloysya Sygea, favorite des muses latines.[73]Ce bon religieux s’est moqué des Champs Élysées, et de la promenade qu’y font les enfants d’Apollon. Il appelle cela des rêves poétiques, et il a ajouté que l’heure de la grâce n’était pas encore venue. Saint Augustin, me disait-il, comme vous, s’abandonnait au plaisir, aux femmes, n’aimait que le jeu, les spectacles, dans son enfance volait son père: enfin les larmes et les prières de sa mère, les épîtres de Saint Paul opérèrent sa conversion. Il avait alors à peu près votre âge, trente-trois ans. Je lui répondis que je n’en avais que trente-deux, et que j’attendrais encore, pour songer à réformer mavie, que le soleil eût visité ses douze demeures. Je lui demandai où il avait laissé don Fernandès? — Dans une posada, non loin d’ici, encore revêtu de son habit d’hermite et de sa longue barbe, ornement qu’il veut conserver jusqu’après son entrevue avec sa tendre moitié. — Contez-moi comment s’est passée la vôtre avec ce mari jaloux, et comment vous l’avez arraché à sa caverne. — Je laisse au père don Augustin l’honneur de la narration. Il a joué le premier rôle, il est juste qu’il parle le premier. Après le déjeûné, je présentai mon ami à don Pacheco et à sa fille; il fut ébloui de la beauté de Séraphine. Je voudrais bien, me dit-il tout bas, faire un Ménélas du seigneur de la Roca. Don Pacheco le pria à dîner, lui offrit une chambre chez lui; mais don Manuel était trop épris de sa liberté, pour se soumettre à la moindre dépendance.

Nous nous rendîmes ensuite, chez don Augustin, que j’embrassai avec bien du plaisir; je lui demandai s’il avait été content de son compagnon de voyage. — Oui, il a toujours eu de l’appétit, de la gaîté et de la complaisance pour moi, et il a suivi le conseil que saint Paul donnait à Timothée:modico vino utere propter stomachum. Après quelques autres propos,il me fit le récit de son voyage. «Le septième jour, nous arrivâmes à dix heures du matin à l’hermitage de don Ambrosio. Il était assis devant sa porte, mangeant un morceau de pain qu’il partageait avec son chien. Sa longue barbe, ses cheveux hérissés, sa peau rembrunie, lui composaient une physionomie terrible. Je crus voir Caïn après l’assassinat de son frère. A notre approche il se leva: son fidèle Acate commença à gronder; mais il le fit taire. Dès qu’il eut reconnu don Manuel, il lui demanda de ses nouvelles et de celles de l’officier français; il nous invita ensuite à nous asseoir. Je n’ai pas, dit-il, de chaise à vous offrir, mais j’ai creusé un canapé au pied de ce rocher; le siége est un peu dur, mais il est analogue à mon hermitage. Je commençai par lui demander s’il était heureux au milieu de ces rochers. Non, me dit-il; mais je serais plus malheureux ailleurs: le bonheur n’existe nulle part. — Pardonnez-moi: soyez bien avec Dieu, aimez et secourez vos semblables, vous trouverez du repos et quelque félicité sur la terre. Point de crimes sans remords, point de vertus sans consolation. L’impétuosité des passions nous pousse sur des écueils où notre raison et notre bonheur se brisent; vous avez écoutéla vengeance et la jalousie, et vous êtes tombé dans l’abîme du malheur. — Mon père, vous connaissez donc mes infortunes? Vous savez qu’une femme infidèle et parjure... Vous savez que j’ai puni le perfide? — Je sais tout; je sais qu’un épais nuage a offusqué votre raison, et quelle fureur s’est emparée de vos sens: mais votre épouse est vertueuse; votre prétendu rival vit encore, et n’est point coupable. — Que me dites-vous, s’écria-t-il! est-il possible? Non, je ne puis le croire. Alors don Manuel a pris la parole, et lui a conté les amours et le mariage du comte d’Avila, la douleur, la retraite de dona Francisca, et en même temps il lui remit de ses lettres écrites au comte ou à sa femme. En les lisant don Fernandès soupirait, sanglotait; ensuite il s’écria: Malheureux que je suis! j’ai outragé la vertu, l’innocence, l’humanité! O chère Francisca! pardon! pardon! Mais non, je suis trop criminel, j’en suis indigne. Rassurez-vous, lui dis-je: la vertu, la sensibilité pardonnent aisément au repentir. C’est la Providence qui nous envoie pour vous dessiller les yeux, et dissiper des soupçons qui offensaient deux êtres vertueux. Don Manuel lui apprit alors que sa femme, sept mois après son départ, lui avait donné un fils, et qu’elles’était retirée avec lui et sa mère dans la nouvelle colonie de la Sierra-Moréna, où ils vivaient du produit d’un petit jardin. A ces nouvelles, don Fernandès, transporté de joie, baisa la main de don Augustin, et lui dit: «Mon père, vous êtes un de ces anges qui apparurent à Abraham, et vous descendez sur la terre pour me réconcilier avec la vie et avec Dieu: oui, avec Dieu, car, dans mon malheur, je l’accusais, je le méconnaissais! Recevez le vœu que je fais de jeûner tous les vendredis pendant trois ans, et d’aller dans un an à Saint-Jacques-de-Compostelle à pied, pour remercier le Ciel des grâces dont il me comble.» Don Augustin ajouta: J’aurais voulu m’opposer à ce pèlerinage; je n’aime pas qu’on abandonne sa famille et ses affaires pour aller courir le monde; nos prières montent au Ciel de tous les coins de la terre; mais ce n’était pas le moment de réprimer sa dévotion, et de borner sa reconnaissance envers l’Être-Suprême. Don Fernandès fit ses adieux à la caverne, baisa son crucifix, et nous partîmes aussitôt. Il a voulu garder sa barbe et son habit d’hermite, pour s’assurer par lui-même si sa femme l’aimait toujours, et lui pardonnerait ses fautes.

Après cet entretien, nous quittâmes don Augustinpour aller faire une visite à don Fernandès; il me reconnut, et me fit les plus tendres remercîments du service important que je lui avais rendu. O Providence! s’écria-t-il, si vous n’arrivez pas à ma caverne à l’entrée de la nuit, si, peut-être inspiré par Dieu même, je ne vous conte pas mon histoire, j’étais perdu à jamais! Vingt fois j’ai été sur le point de me poignarder, et tôt ou tard j’aurais succombé à mon désespoir. Il venait d’écrire au comte d’Avila, et il nous fit la lecture de sa lettre.

«Je rougis, monsieur le comte, je frémis de l’excès de mes torts; vous avez pardonné le crime de l’amour et de la jalousie, et votre générosité me rend encore plus coupable. Je vous dois mon retour à la raison, une femme adorée, et le bonheur du reste de ma vie; jugez de la force de mes remords et de la vivacité de ma reconnaissance. Je dois consacrer mes jours à l’expiation de ma faute, et à l’homme généreux que j’ai si cruellement offensé: je serais le plus ingrat, le plus lâche de tous les hommes, si j’oubliais vos bienfaits. Adieu, monsieur le comte, plaignez mes erreurs, oubliez-les, et accordez-moi, avec votre commisération, quelque peu d’amitié.»

«Je rougis, monsieur le comte, je frémis de l’excès de mes torts; vous avez pardonné le crime de l’amour et de la jalousie, et votre générosité me rend encore plus coupable. Je vous dois mon retour à la raison, une femme adorée, et le bonheur du reste de ma vie; jugez de la force de mes remords et de la vivacité de ma reconnaissance. Je dois consacrer mes jours à l’expiation de ma faute, et à l’homme généreux que j’ai si cruellement offensé: je serais le plus ingrat, le plus lâche de tous les hommes, si j’oubliais vos bienfaits. Adieu, monsieur le comte, plaignez mes erreurs, oubliez-les, et accordez-moi, avec votre commisération, quelque peu d’amitié.»

Après cette lecture, nous arrêtâmes notrevoyage pour le surlendemain. Don Fernandès voulait partir ce même jour; mais je lui fis entendre que, comblé des bontés de don Pacheco, l’amitié et la décence me défendaient un départ si précipité. Je lui dis que j’avais une lettre du comte d’Avila pour dona Francisca: il a voulu la prévenir de votre retour pour la préparer à votre vue, et affaiblir l’impression trop vive d’un bonheur inattendu. — Je ne crois pas qu’elle puisse me reconnaître sous cet habit d’hermite, et sous mon nouveau visage, défiguré par les souffrances et par ma longue barbe.

Retourné chez don Pacheco, je lui annonçai, avec un vif serrement de cœur, mon départ prochain. Séraphine en pâlit; son père s’écria: Pourquoi n’ai-je pas deux filles! Mais vous serez toujours mon enfant. Un moment après il me conduisit dans son cabinet, prit dans son bureau une bourse pleine d’or, et me l’offrit en me disant: Vous m’avez prêté, permettez que je vous rende le même service: tout voyageur a besoin d’argent. Comme je refusais, il s’écria: Quoi! j’accepte l’argent d’un gentilhomme français, et vous refusez celui d’unhidalgoespagnol, du conde de Montijo! Je compris que sa fierté serait blessée, et j’acceptai cent piastres, en lui disant qu’uneplus grande somme m’embarrasserait. Fort bien, répondit-il; mais jurez-moi sur votre épée, foi de chevalier, que toutes les fois que vous aurez besoin de ma bourse, ou de quelque autre service, vous aurez recours à moi, à moi le premier, et à moi seul. J’ai toujours dans mon coffre deux cents quadruples, soit pour mes amis, soit pour les malheureux, et pour laisser des messes après ma mort. Je mis la main sur mon épée, et prêtai le serment.

La veille de mon départ je soupai avec cette aimable famille; mais je leur persuadai que nous nous reverrions le lendemain à déjeuner. Cependant Séraphine, en me quittant, me dit en me serrant la main: Mon cher don Louis, je ne vous oublierai jamais; puissiez-vous être aussi heureux que vous le méritez, et que je le désire! Rappelez-vous souvent que vous avez une tendre amie à Cordoue. Son mari, présent à ces adieux, me jurait aussi la plus vive amitié. A demain, ajoutèrent-ils en se retirant. Jamais, jamais, dis-je tout bas, l’ame oppressée; nous nous sommes parlé pour la dernière fois. Je sortis de la maison à la pointe du jour, favorisé par le fidèle Antonio, qui était dans ma confidence. J’avais pris congé de don Augustin, qui me dit: J’éprouve envous perdant la même douleur que Tobie ressentit au départ de son fils. Je prierai tous les jours pour votre conversion; si la grâce ne vous éclaire pas, je mets ma confiance en la miséricorde de Dieu: j’espère qu’il vous pardonnera vos erreurs en faveur de vos vertus, comme j’espère qu’il aura pardonné aux sages de l’antiquité.

Don Manuel et don Fernandès m’attendaient; la voiture était devant la maison, et nous partîmes aussitôt. Je m’écriai à la porte de la ville: Adieu, don Pacheco! adieu, belle Séraphine! adieu, tendres et généreux amis! c’en est fait, je ne vous verrai plus! Qu’un voyageur est malheureux s’il est sensible! son cœur s’attache, s’abandonne à l’amitié, et se lie par des nœuds qu’il faut rompre bientôt et pour jamais.

Tandis que je me livrais à ces réflexions, don Fernandès, de son côté, rêvait à sa femme, à son enfant, et au bonheur qui l’attendait. Le poète du Toboso, ennuyé de notre taciturnité, se mit à chanter une romance qu’il avait faite jadis pour une maîtresse qui l’avait trahi.[74]Son chant fini, nous lui demandâmes le récit de la perfidie de sa Corine. — La voici.

«J’étais, à Tolède, fort épris de la belle dona Maria, jeune fille, vraie rose du printemps; elle recevait avec bonté mon encens et mes vœux. J’ai composé pour elle plus de vers que l’été ne produit de chenilles. Je passai la plus grande partie des nuits à jouer de la guitare sous son balcon, et à m’enrouer en chantant ses attraits célestes, et mon amour et mes souffrances. Le jour je me promenais dans sa rue, où nous avions avec les doigts une conversation suivie et intéressante. Dimanches et fêtes je ne bougeais de l’église où elle venait sous les ailes de sa mère; je la suivais dans les processions. Enfin l’amour avait versé un baume divin dans la coupe de ma vie; je n’aurais pas troqué un cheveu de dona Maria contre les trésors de Notre-Dame d’Atocha ou de Lorette; je préférais un de ses regards, un de ses baisers envoyé avec sesdoigts, aux faveurs de Vénus ou de la belle Hélène. Enfin, pour jouir d’une félicité ineffable et éternelle, je lui proposai de couronner secrètement ma tendresse des myrtes de l’hymen: elle écouta mes vœux d’une oreille indulgente. Nous convînmes qu’après le mariage nous irions à Madrid attendre le consentement de ses parents. Mais comme l’argent est le nerf de l’amour ainsi que de la guerre, il fut décidé dans notre conseil que j’irais au Toboso lever quelque petit impôt sur mes oliviers et sur mes vignes. Je partis après de longs regards et de tendres adieux. Arrivé au Toboso, je vendis ma récolte pendante de vin et d’huile; je me défis, au grand scandale de ma famille, d’un petit saint Joseph d’argent qui existait dans la maison depuis cent ans, et qui en était lepalladium. Je donnai à très-bon compte, à une dévote, cinq ou six reliquaires que jadis mon aïeul avait apportés de Rome. Mon petit pécule amassé, après trois mois d’absence, je retournai à Tolède enivré d’espérance et d’amour. Si ma mule avait eu les ailes de l’hippogriffe, j’aurais encore trouvé son allure trop lente. Je la poussais, je la piquais; la pauvre bête a failli d’en crever. J’entre enfin dans Tolède, fatigué, brisé, mais ivre de joie. Dès que la nuit, doux astre des amantset des voleurs, eut étendu son manteau noir sur la ville, je courus sous le balcon de ma bien-aimée; je fais résonner ma guitare; ma verve s’échauffe; j’improvise, je chante les couplets les plus tendres, les plus flatteurs; je lui donne la palme de la beauté; Vénus était jalouse de ses charmes; Jupiter aurait répudié Junon pour elle: mais j’ai beau chanter, personne ne paraît, ne répond, pas même les échos. J’ouvre l’oreille, j’écoute encore; même silence. Enfin, l’aube du jour commençant à percer, je me retire étonné, affligé, confondu. Qu’est devenue, disais-je, la belle Maria? Serait-elle en proie à quelque maladie, à quelque médecin? Serait-elle, comme Danaé, renfermée dans une tour? Ah, j’en jure par le Styx, nouveau Jupiter, je pénétrerai dans sa prison, et l’hymen recevra mes serments sur l’autel de l’amour. Cependant, quand le soleil parut dans toute sa pompe, que le pauvre artisan, que l’avide marchand eurent ouvert leurs magasins, que les chanoines eurent fini leurs matines, je courus dans le voisinage de la maison de ma divinité pour avoir de ses nouvelles. Par la triple Hécate! quel coup de foudre! mon amante, ma future épouse était depuis trois jours la femme de don Pablo, y Alessandro,y Timoleon Villa-Franca, neveu du corrégidor. A cette nouvelle, d’abord pâle d’étonnement, et ensuite rouge de colère, après une diatribe virulente contre tout le sexe en masse, je résolus de me battre avec mon rival, pour savoir à qui resterait sa femme. Si Pâris et Mélénas avaient fait de même, ils auraient épargné bien du sang et de l’argent; et Troye, peut-être, existerait encore! Marchant d’un pas rapide pour aller chercher mon épée, je rencontrai un de mes amis qui me demanda où je courais avec l’air du Jupiter tonnant du Capitole. — Je vais foudroyer el senor don Pablo, y Alessandro, y Timoleon Villa-Franca, qui m’a ravi mon épouse. — Pourquoi te fâcher? il te la rendra volontiers dans six mois; mais laisse-le vivre encore deux heures, et allons déjeûner chez moi: tu en auras plus de courage et de vigueur. — Je n’ai jamais refusé un bon repas; mais mon rival n’en mourra pas moins. Cependant je le suis à son logement, où, le verre à la main, je lui contai mes amours, et leur triste péripétie. Mon ami, qui avait fait un cours de théologie à Salamanque, et qui alors fesait un cours de philosophie-pratique à l’école de Bacchus et de Cypris, me régala de très-bon vin; et tandisqu’il remplissait mon verre qui se vidait comme le tonneau des Danaïdes, il me cita, pour consoler mon amour, ou plutôt ma vanité, tous les exemples, puisés dans la mythologie ou dans l’histoire, des amants ou des époux trompés par ce sexe. Vénus avait trahi Vulcain; Alcmène Amphytrion, Hélène Mélénas: te nommerai-je, disait-il, Clytemnestre, Pompeia femme de Jules-César, Faustine d’Antonin-le-Pieux? maintenant je vais te citer les infidélités des femmes modernes. Arrête, lui dis-je, tu n’as pas une poitrine assez forte pour un si long récit; mais il me vient une idée lumineuse: peux-tu me prêter un habit noir? — Oui; pourquoi faire? — Je suis veuf, je vais prendre le deuil de ma femme. Il me faut des pleureuses et un crêpe noir. — Je puis te prêter tout cet attirail. J’ai quitté depuis peu le deuil de mon oncle, dont jetais héritier, et dont tu bois le bon vin en ce moment. — Voilà un excellent oncle, de mourir exprès pour te laisser sa cave. Il m’alla chercher son habit noir. Je m’en revêtis; j’attachai à mon chapeau un crêpe d’une aune de longueur, et à mes manches des pleureuses de six pouces de large; et ainsi équipé, j’allai chez dona Maria Villa-Franca. Je la trouvai avec son époux au milieu d’un cerclenombreux. Dès qu’elle m’aperçut elle jeta un grand cri, et puis, tâchant de se remettre, elle vint à moi, et me demanda de qui je portais le deuil. Hélas, lui répondis-je d’un ton larmoyant, de feu mon épouse dona Maria que j’ai perdue pendant mon voyage au Toboso. A ces mots elle devint rouge comme la fleur du caroubier, et s’éloigna en silence. D’autres personnes me firent la même question, et je fis la même réponse. Tous les témoins, hors les deux époux, riaient dans leur barbe, et fesaient leurs efforts pour ne pas éclater; et moi je conservai toujours mon air grave et affligé. Lorsque j’eus assez joui de ma vengeance et de mon petit triomphe, je m’éclipsai tout doucement, et j’allai promener mon deuil dans la ville. Mon veuvage devint le sujet de tous les entretiens. Ordinairement on rit des amants disgraciés qui pleurent leur infortune; mais ici les rieurs furent pour moi. Je traînai ainsi mon deuil pendant trois jours, et je ne le quittai que sur les instances de quelques amis que les nouveaux époux firent agir auprès de moi.»

Ce récit nous mena jusqu’à laventa Adelcolea, qui est à deux lieues de Cordoue. C’est un vaste bâtiment où sont attachés une chapelle,et un jardin très-agréable planté de figuiers et d’orangers. C’était dimanche: notrecalesserovoulut s’arrêter pour entendre la messe. Heureusement un moine récolet, qui venait d’arriver, nous offrit de la dire: nous acceptâmes son offre. Il prit aussitôt une vieille chasuble, se lava les mains, et nous expédia une messe en dix minutes. Pendant la célébration, j’examinai de petites planches, où étaient peints des malades qui avaient obtenu leur guérison par le secours desanimas beneditas. Après la messe, nous invitâmes le récolet à déjeuner avec nous. Il officia encore mieux à table qu’à l’église, et quand il eut avalé quelques verres de vin, il nous fit des contes aussi graveleux que plaisants. Ensuite il nous parla de son patron saint Dominique et de ses miracles; il nous assura que ce saint avait prédit sa mort, et avait déclaré en mourant, à cinquante-un ans, qu’il avait conservé sa virginité. Don Manuel lui demanda si à sa mort il ferait le même aveu. Le récolet répondit qu’il ne savait s’il pourrait parler à l’article de la mort.

Au sortir de cetteventa, nous passâmes le Guadalquivir sur un très-beau pont. Nous étions à l’entrée de cette Bétique, jadis si célèbre, si florissante, aujourd’hui semblable àun champ ravagé par le passage d’une armée. Cependant en approchant d’Andaxar, nous trouvâmes des plaines assez bien cultivées; nous y vîmes surtout une grande quantité de melons et de citrouilles. A Guarda-Romana, que l’on prononceGuarraman, nous fûmes étonnés de voir des maisons en pierre de taille et bien bâties. Elles sont réunies quatre à quatre, ont la même façade, et de petits jardins en décorent l’entrée: nous voyions des vases de fleurs sur les croisées, et des berceaux d’enfant, des rouets devant les portes. Dans les jardins, des hommes cultivaient la terre, des enfants jouaient, couraient ou conduisaient des moutons: des femmes proprement vêtues tournaient le rouet ou allaitaient leur enfant, ou avaient l’aiguille à la main. Cette terree lieta, e dilettosa, me dit le poète de la Manche, est très-poétique, et vaut beaucoup mieux que la vallée judaïque qu’arrose le torrent de Cédron: si j’étais le roi catholique, je peuplerais ce canton des bergers et des bergères de l’Arcadie, ou de lu Sicile. — Et moi, j’y transporterais des hommes robustes, au lieu de les envoyer exploiter des mines au Mexique ou au Pérou.

La colonie était un assemblage d’Allemands,de Français et d’Espagnols. Nous trouvâmes devant la porte d’une maison un vieux Alsacien, assis sur un banc de pierre; ses cheveux blancs, la sérénité de son visage, l’air riant dont il nous salua, nous engagèrent à l’aborder. Il nous dit: je suis un des premiers fondateurs de la colonie; nous y avons été attirés par don Pablo Olavide, au nombre de six mille Allemands: ce pays, que l’on nous avait vanté, n’était alors qu’une solitude couverte de forêts de sapins, le repaire des loups et des brigands, et l’effroi des voyageurs. Nous n’y trouvâmes pas même de l’eau pour boire; aussi dans les premières années, un grand nombre d’entre nous ont péri de tristesse et de maladies épidémiques. J’ai échappé à la mort; mais je travaillais tout le jour comme un esclave, et je baignais souvent de mes larmes le morceau de pain que je mangeais: j’ai vu mourir à mes côtés ma femme de misère et d’excès de travail, et mon enfant âgé de deux ans. Mais enfin le ciel a eu pitié des nouveaux colons, et vous voyez qu’après tant de travaux et de souffrances, la colonie commence à prospérer. En arrivant on donna à chaque famille un pic, une bêche, une hache, un marteau, une faux, une charrue, des vases et des plats de terre, deux couverturesde chanvre et de laine: dans la suite on distribua par ménage deux vaches, cinq brebis, cinq chèvres, cinq poules, un coq et une truie pleine, du grain et des légumes pour notre semence et pour nourriture. Nous félicitâmes ce bon vieillard de son bonheur. — Dites de mon repos, car le bonheur, je ne l’attends qu’au ciel. Il nous avoua ensuite qu’il était luthérien; cependant qu’il ne croyait pas offenser Dieu, en allant le dimanche à la messe; qu’il n’avait jamais pu se soumettre à la confession; mais qu’après quelques admonitions on l’avait laissé tranquille. En nous quittant, il nous présenta un très-beau melon, dont il ne voulut recevoir aucun salaire.

En continuant notre route, nous nous élevions insensiblement; les aspects devenaient plus variés, plus romantiques; en approchant de la Caroline, nous nous arrêtâmes sur le sommet d’un coteau, d’où nous apperçûmes cette ville naissante; nous découvrions de tout côté des prairies fertiles, couvertes de vaches, de poulains, de chevaux et de jeunes mulets; nous voyions des habitations modestes, où de nouveaux colons, oubliant une patrie ingrate, étaient venus en adopter une autre sous un ciel plus doux et plus ami. Don Fernandès, àl’aspect de l’asile où était sa femme, pleura d’attendrissement; nous avions mis pied à terre, et par une belle route bordée de peupliers, d’aloès, de figuiers et d’oliviers, nous descendîmes à la ville; il était midi, lorsque nous y entrâmes. Don Fernandès me pria d’aller chez l’alcade m’informer de l’habitation de dona Francisca; elle n’était qu’à un mille de la Caroline. Nous dînâmes à la hâte, malgré l’avis de don Manuel, qui disait qu’il aimait les messes courtes et les longs repas. Le dîné expédié, nous partîmes pour l’habitation de dona Francisca; la route en est très-agréable. Nous étions encore à cent pas de la maison, lorsque don Fernandès s’écria: Je vois ma femme! c’est elle-même avec sa mère; courez, mes chers amis; allez la prévenir; sollicitez ma grâce, je vous attends sur cette pierre.

Nous trouvâmes dona Francisca devant la porte de sa maison, tenant son enfant qu’elle fesait sauter, en lui fredonnant une chanson: sous l’habit grossier d’une villageoise, l’éclat de ses yeux, sa figure noble et touchante brillaient comme une rose, au milieu des feuilles du buisson qui l’enveloppent.

Non copre abito vil, la nobil LuceE quanto è in lei d’altero e di gentile.

Non copre abito vil, la nobil LuceE quanto è in lei d’altero e di gentile.

Non copre abito vil, la nobil LuceE quanto è in lei d’altero e di gentile.

Non copre abito vil, la nobil Luce

E quanto è in lei d’altero e di gentile.

Sa mère était à ses côtés, tournant le rouet, et environnée de poulets, de poules et de canards; plus loin un Allemand robuste, leur sociétaire, tirait de l’eau d’un puits. A notre approche, dona Francisca se leva, nous regardant d’un œil étonné. Après l’avoir saluée, je lui présentai la lettre du comte d’Avila. Ah! s’écria-t-elle, je suis ravie d’avoir de ses nouvelles: comment se porte cet ami généreux? Je l’assurai du bon état de sa santé; elle ouvrit aussitôt la lettre. Lorsqu’elle fut à cette phrase, ces messieurs vous donneront des nouvelles de votre mari, son visage s’altéra, ses mains tremblèrent. Où est cet infortuné, dit-elle, en gémissant; que fait-il sans moi, loin de moi; m’a-t-il oubliée? de grâce, répondez. — Non, madame, vous êtes toujours dans son souvenir; il vous aime toujours: il brûle du désir de vous revoir. — Et pourquoi ne vient-il pas? — Madame, cet hermite que vous voyez sur cette pierre est mieux instruit que nous; il a vu don Fernandès, lui a parlé: voulez-vous qu’il vous donne de ses nouvelles? — Oui, courons; et aussitôt elle donne son enfant à sa mère, précipite ses pas, arrive tout essoufflée, et interroge son époux, sans faire attention à sa figure. Madame, lui répond don Fernandèsvivement ému et d’une voix tremblante, sa santé a résisté à ses chagrins et à ses remords; il brûle de vous voir, et de solliciter à vos genoux son pardon, l’oubli de sa barbare jalousie. — Ah! qu’il vienne, qu’il m’aime, qu’il paraisse, et tout est pardonné! A cette exclamation don Fernandès tombe à ses pieds, et sans pouvoir proférer une parole, prend sa main, la baigne de ses larmes. Dona Francisca très-étonnée, s’écrie: O ciel! que faites-vous? qui êtes-vous? — Je suis ce malheureux... Sa voix fut étouffée par ses sanglots. Sa femme le regarde alors plus attentivement, croit reconnaître sa voix, ses traits, mais n’ose encore se livrer à la joie, et prodiguer ses caresses. Ah! s’écria-t-elle avec la plus vive émotion, dissipez mon doute, mes craintes: don Fernandès, est-ce vous? — Oui, ma chère Francisca; c’est ton époux qui implore ta pitié. A ces mots, elle s’élance à son cou, l’embrasse, le presse dans ses bras, et arrose son visage des larmes de la joie et de la sensibilité. Mais bientôt elle succombe, se trouve mal, son mari la soutient, la fait asseoir, et la rappelle à la vie par les expressions les plus tendres et les plus vives caresses. La mère de dona Francisca accourut à cette scène, leur enfant dans ses bras: donFernandès, oubliant son habit et l’épaisseur de sa barbe, veut embrasser son fils qui, effrayé de la longue barbe, comme jadis Astianax le fut des plumes du casque d’Hector, recule en jetant un cri d’effroi. La bonne mère même repoussa don Fernandès. Sa femme, revenue de sa défaillance, lui dit: Ma mère, c’est don Fernandès, votre fils, mon époux. Elle ne pouvait se le persuader; mais l’air riant et animé de sa fille, les caresses qu’elle prodiguait à cet hermite dissipèrent tous ses doutes; et à son tour, elle embrassa son gendre, qui prit son enfant dans ses bras, le regarda long-temps, et vit avec plaisir qu’il avait le front et le nez de son père, et les beaux yeux de sa mère. Après cette scène touchante, nous prîmes congé de ces deux époux, qui nous firent promettre de revenir le lendemain dîner avec eux.Ben ama quien nunca olvida,[75]dit en nous allant le poète de la Manche. Convenez, répondis-je, que le mariage a plusieurs mois de la lune du miel? — Oui, comme l’hiver a parfois de beaux jours.Al buon dia abre la puerta, e para el malo te appareja.[76]— Puisque, moncher, vous vous jetez dans les sentences, voici la mienne:Amare et sapere vix à Deo conceditur.[77]— Laquelle aimez-vous mieux de ces deux reconnaissances matrimoniales, celle de don Fernandès, ou celle d’Ulysse. — Je n’aime ni les haillons d’Ulysse, ni le pied de bœuf qu’on lui lance à la tête, ni son combat avec le mendiant Irus, auquel il brisa la mâchoire; je n’aime pas davantage la traduction de madame Dacier.

Ainsi devisant, nous rentrâmes dans notre auberge, la seule du pays; elle porte le nom deFundaet non dePosadaouVenta, parce que dans laFundaon vous donne à manger, ce qui arrive rarement dans les autres auberges.

Le lendemain, avant de nous rendre chez les deux époux, nous parcourûmes cette ville naissante; elle est située sur une jolie montagne; elle a plusieurs grandes rues, percées en lignes droites et ornées de statues et de ponts. Les maisons sont bâties sur un plan uniforme et sans ornement. Au centre de la ville est uneplace octogone entourée d’un portique, c’est là où se tient le marché: tout le plateau de la montagne est en potagers, et planté en avenues d’ormes encore bien jeunes. Les jardins des environs sont charmants. Les terres novales promettent l’abondance; partout on creuse des puits: on a recueilli dans les montagnes les eaux qui se perdoient en ruisseaux; elles forment aujourd’hui des canaux d’irrigation, et remplissent les abreuvoirs: déjà s’élèvent cinq villages: au centre de chacun d’eux on a bâti une petite église avec son presbytère, une prison, la chambre de la junte, et un hospice.

Vers le midi nous nous rendîmes chez don Fernandès, nous trouvâmes les deux époux occupés des apprêts de notre dîné; don Fernandès avait fait sa barbe, arrangé ses cheveux et quitté son habit d’hermite: ce n’était plus le même personnage; le sale hermite était devenu un beau jeune homme, il avait repris la fraîcheur et le coloris de la jeunesse. Je lui en fis mon compliment; le poète du Toboso le compara à Jason rajeuni par Médée. «Voilà, dit don Fernandès, en désignant son épouse, la magicienne qui m’a rendu la jeunesse.» Dona Francisca nous parut aussi briller de nouveauxcharmes; le contentement et le bonheur lui avaient rendu toute sa beauté. «Vous me trouvez, dit don Fernandès, dans une occupation très-agréable: je suis devenu le maître-d’hôtel, le premier officier de la maison, et l’intendant du jardin. Chaque emploi me procure une jouissance nouvelle; mais nous attendons pour dîner notre commensal, c’est le curé. Les nouveaux colons ont été obligés de se réunir par groupes pour subsister avec plus d’aisance. «Oui, ajouta dona Francisca, nous avons associé ce curé à notre pauvreté, et il nous a rendu de grands services, celui entr’autres d’adoucir mes peines, en me parlant de Dieu, de sa miséricorde, de la récompense attachée à la vertu, souvent même dans ce monde: il ne m’a pas trompée, le ciel a eu pitié de moi, et m’a rendu le père de mon enfant, l’époux qui fait le charme de ma vie.

Le bon curé arriva; nous nous assîmes sur des chaises de paille, autour d’une table ronde de bois blanc, dans une chambre dont les quatre murs très-blancs, n’avaient pour décoration qu’une image de la Vierge: les couverts étaient de buis, les assiettes d’argile; deux amphores de terre contenaient le vin et l’eau; un potage à l’huile, une poule au riz et au safran,des tomates, des œufs, du beurre, chose assez rare en Espagne, nous offrirent un festin que je trouvai délicieux, autant par l’appétit qui l’assaisonnait que par la gaîté du local, la vue de la campagne, la douceur et la simplicité de ces mœurs patriarchales, et surtout par l’aspect du bonheur des deux époux, redevenus amants.

Don Manuel qui trouvait le vin bon, et qui le tempérait rarement par l’eau des Naïades, dit au curé: Avouez que nous avons plus d’obligation au patriarche Noé, qu’à tous les saints de la légende? — Oui, il a sauvé dans son arche tout le genre humain, et tous les animaux de la terre. — Tant pis, il aurait du laisser noyer les crapauds, les taupes, les serpents, les chenilles, les araignées, les scorpions, les tigres, les léopards, les loups et tant d’autres animaux qui désolent et infestent ce globe sublunaire; il aurait eu moins d’embarras dans son coffre, et nous aurait rendu un service signalé; mais si ce grand patriarche a planté la vigne, c’est par ce bienfait qu’il a mérité notre reconnaissance, et de vivre neuf cents ans. Buvons à sa santé! On dit que les Stoïciens conseillaient de s’enivrer quelquefois pour relâcher l’ame, et que le sage Socrateavait remporté dans une orgie la palme d’un défi entre les buveurs. Allons, monsieur le curé, buvons à la santé de Socrate!Dulce est desipere in loco.[78]Je bois, répond le curé, à la santé du comte Olavide, notre protecteur, notre père, et de cette aimable compagnie. Nous répondîmes tous à cette santé, et bûmes au comte Olavide, le bienfaiteur des humains. Dites-moi, monsieur le pasteur, reprend don Manuel, vous qui êtes dans le secret de l’église, pourquoi les hommes n’ont pas été meilleurs après le déluge et après la mort de notre Seigneur? pourquoi, comme dit Horace, l’espèce humaine va toujours en dégénérant? Pourquoi les hommes sont toujours méchants et fripons, et les femmes coquettes et volages. — C’est qu’ils abusent de la liberté que Dieu leur a laissée. — En ce cas il leur a fait un mauvais présent. Permettez-moi une autre question. Pourquoi les théologiens font-ils du Dieu d’Abraham et de Jacob un Dieu de colère, toujours armé de la foudre pour exercer ses vengeances et écraser de petits insectes comme nous? Il me semble que le pardon des injures est une vertu, et la clémence un des attributs de la Divinité? —Saint Thomas et saint Augustin vous expliqueront ces mystères; quant à nous, notre devoir est de nous soumettre... Pour changer la conversation, et tirer d’embarras ce pauvre pasteur, je lui demandai quels étaient le régime et les lois de ce nouvel établissement. On accorde, me dit-il, vingt ou trente acres de terre à une famille, sous la condition qu’elle les fera valoir pendant dix ans. Jusqu’après ce terme, elle ne paye aucun impôt; les dîmes ne sont perçues qu’au bout de quatre ans; les colons, ou leurs héritiers, ou leurs domestiques, ne peuvent quitter de dix ans la portion de terre qui leur a été concédée. A l’expiration de ce terme, s’ils veulent s’y fixer, la terre leur est donnée à bail, et elle paye un petit cens. Le roi fournit les semences de blé; mais, après la moisson, il faut rendre la même quantité. Le roi, de plus, donne quelques instruments aratoires, et les murs des maisons sont bâtis à ses frais. Il y a dans chaque district des écoles situées à côté des églises, où l’on apprend aux enfants la doctrine chrétienne et la langue espagnole; mais il est défendu de leur enseigner la grammaire ni aucune autre science: il ne faut au laboureur que des bras, de la religion, de la morale, et des connaissances relatives à son état.

Don Fernandès nous proposa d’aller, au sortir de table, nous promener dans le district. Tout déjà prospérait dans cette terre, naguère inculte et hérissée de ronces. Elle produisait des légumes, des fleurs, du grain et du chanvre: des vignes, des oliviers, des mûriers, des pommiers et des cerisiers commençaient à s’élever, et à promettre leurs bienfaits aux nouveaux cultivateurs. Le contentement régnait sur les visages; la plupart avaient agrandi leurs logements, et embelli leurs jardins. Il me paraît, dis-je au curé, que Dieu bénit leurs travaux, que la fertilité descend sur cette terre. Mon ame jouit à la vue de cette nouvelle création, qui semble, pour ainsi dire, sortir du sein du chaos et de la désolation. Ce canton, me répondit le curé, nous rappelle l’Écriture-Sainte qui décrit ainsi ta vie champêtre des Hébreux: «La terre de Judas était fertile, chacun y cultivait son champ en paix; les arbres portaient des fruits, et chaque habitant était assis sous sa vigne ou sous son figuier.» Deux fois par an tous les colons et moi à leur tête, nous fesons le tour des campagnes en implorant les grâces et les bénédictions du Ciel. Ces rogations ont été établies par saint Mamert, évêquede Vienne. Ce saint, voyant son peuple affligé par des tremblements de terre et d’autres présages sinistres, ordonna, pour tous les ans, trois jours avant l’Ascension, des jeûnes et des prières solennelles. Bientôt les églises d’occident adoptèrent ces rogations; le concile d’Orléans ordonna aux maîtres d’exempter, ces jours-là, les domestiques de leurs travaux, afin que tout le peuple fût réuni pour gémir et prier.[79]Un concile de Mayence obligea les fidèles d’assister aux prières et aux processions couverts de cendres et pieds nus. Ces rogations, dis-je alors, nous viennent des Romains, qui, deux fois l’année, célébraient des fêtes en l’honneur de Cérès, pour en obtenir les biens de la terre: la première se fesait au printemps, la seconde à l’époque de la moisson.[80]

Nous étions alors devant une habitation très-bien cultivée, où je voyais grand nombre de colons occupés aux travaux de la campagne. Voilà, dis-je au curé, bien du monde réuni dans ce petit coin de terre? — Oui, et ce qui vous étonnera, c’est que tout ce monde n’est qu’une même famille, dont j’ai marié, la semaine passée, tous les individus à la fois. La maîtresse de l’habitation, veuve de quarante ans, par son activité, son industrie, et celle de feu son mari, a fait prospérer sa concession. Elle a quatre enfants mâles tous sortis de l’adolescence. Elle les rassembla, il y a environ un mois, pour leur faire le partage de ses biens. Elle donna à son aîné le champ qu’elle avait cultivé, parce que les lois de la Sierra-Moréna en défendent la division: elle distribua aux trois autres les fruits de ses économies, soit en bestiaux, soit en argent, en leur annonçant qu’elle allait se marier. Les trois fils aînés, tout aussi portés au mariage, avaient déjà fait leurchoix, et n’attendaient que les bienfaits de leur mère pour épouser leurs maîtresses; ils lui avouèrent leur inclination, les quatre mariages furent arrêtés, et j’ai eu le bonheur de donner la bénédiction nuptiale, le même jour, à la mère et à ses trois fils. La paix, le travail, l’amour, l’aisance, mère de la concorde, règnent dans ces heureux ménages; c’est une faible copie de l’âge d’or: mais je crains que le bonheur de nos colons ne soit pas de longue durée; déjà j’entends le bruit sourd des murmures; tous les habitants ne sont pas également satisfaits de leur sort. — D’où peut leur venir ce mécontentement? — De l’inquiétude de l’esprit humain, de la paresse. L’homme désire l’aisance, et craint la peine qui la procure; il aspire au bonheur, et ne sait pas en jouir: cependant si le pays continue à être cultivé, il deviendra un des plus florissants de l’Espagne. Mais l’avenir m’effraie: cette colonie sera un jour négligée, abandonnée. — Il me semble pourtant que le gouvernement l’a prise à cœur, la protège fortement? — Oui, à présent il la soutient, la vivifie; mais je redoute la vengeance des moines: ils sont implacables. Don Pablo Olavide a fait sanctionner par le roi un article qui porte que l’on ne permettradans la colonie aucune fondation de couvents des deux sexes, sous quelque motif ou dénomination que ce soit, et que les curés et les vicaires seuls régleraient tout ce qui concerne le spirituel. J’ai bien peur que cette clause ne renverse la colonie; le comte Olavide lui-même aperçoit des nuages; l’intrigue s’agite et travaille sourdement; les moines sont en campagne; mais il faut espérer que la Providence veillera sur nous, et protégera Israël contre les Philistins.[81]

L’approche de la nuit nous sépara. Les adieux furent touchants; les époux manquèrent d’expressions pour nous témoigner leur reconnaissance et leurs regrets de nous voir partir si tôt. Don Manuel souhaita à don Fernandès la longévité et les nombreux troupeaux d’Abraham; et à dona Francisca, qu’elle conservât, comme Sara, sa beauté jusqu’à soixante ans. Elle lui répondit: Que le Ciel, dans ma vieillesse, me laisse mon époux, mon enfant et la santé, c’est tout ce que j’ambitionne. Le pasteur promit au poète du Toboso de prier Dieu pour lui.Det vitam, det opes, répondit-il, je me charge du reste.[82]

En retournant à la Caroline, il me dit: J’aimerais assez cette vie poétique: un jardin, une petite maison, un beau ciel, un doux loisir, tout cela est séduisant; mais je voudrais, comme les patriarches ou les Musulmans, avoir dans ma chaumière un harem de trois ou quatre femmes, pour égayer ma solitude et amuser le bacha Soliman. Lorsqu’Apollon était berger, il poursuivait une bergère; cela occupe et fait passer le temps. Pour moi, lui dis-je, j’ignore où j’irai passer le mien; quoique jeune encore, ma vie a été si active, si agitée, qu’il me semble avoir vécu, comme Nestor, trois âges d’hommes. On a beau me crier aux oreilles que je suis libre, maître de ma destinée, je sens en moi quelque chose qui m’entraîne, me subjugue en dépit de ma raison et de ma volonté. Je lui confiai alors que mon projet était d’aller passer quinze jours à Valence, après quoi, de retourner dans mes pénates, pour vivre dans ma terre, et chercher une épouse selon mon cœur. Peut-être toutes les belles ne seront pas pour moi des nymphes fugitives. — Vous avez donc, me dit-il, la fureur matrimoniale? — Oui, je regarde le mariage comme l’état le plus près du bonheur. — Et moi, comme l’antipode. Pourse concentrer dans un ménage, il faut être dans son automne, et même entrer dans son hiver: alors l’imagination est refroidie, les sens sont affaiblis, les désirs rares et modestes, et c’est là ce qui constitue un mari parfait. — Mon ami, vos paradoxes ne feront pas fortune dans le monde. Mais voici un moment cruel pour moi; je vais partir pour Valence, où vous ne pouvez me suivre. — Pourquoi? — Vous avez juré sur les reliques de saint Vincent de ne pas y reparaître de deux ans. — Bah! s’écria-t-il, saint Vincent est un bon diable; il ne ne m’en voudra pas pour si peu de chose. Je brûle de revoir ma chère Euridice; comme Orphée, je m’ennuie de mon veuvage, et, comme lui, j’irais la chercher au fond des enfers. Mais je monte sur le trépied; loin d’ici, profanes!Odi profanum vulgus et arceo.


Back to IndexNext