Oui la nature, mère indulgente,En nous donnant des yeux, des sens,De la raison, une ame aimanteEt des désirs vifs et pressants,A voulu que notre existenceFût un long cours de jouissance;Que le plaisir filât nos ans.Les hiboux craignent la lumière,A son éclat ferment les yeux.L’homme serait bien plus sot qu’eux,Si, renfermé dans sa tannière,Il repoussait, fuyait le jourDont brille l’astre de l’amour,Et sur les mers et sur la terre.Plaisirs, amour, Dieux du bonheur,Soleils brillants de l’Ibérie,Remplissez-moi de votre ardeur,Et de votre douce ambroisieEnivrez mes sens et mon cœur.
Oui la nature, mère indulgente,En nous donnant des yeux, des sens,De la raison, une ame aimanteEt des désirs vifs et pressants,A voulu que notre existenceFût un long cours de jouissance;Que le plaisir filât nos ans.Les hiboux craignent la lumière,A son éclat ferment les yeux.L’homme serait bien plus sot qu’eux,Si, renfermé dans sa tannière,Il repoussait, fuyait le jourDont brille l’astre de l’amour,Et sur les mers et sur la terre.Plaisirs, amour, Dieux du bonheur,Soleils brillants de l’Ibérie,Remplissez-moi de votre ardeur,Et de votre douce ambroisieEnivrez mes sens et mon cœur.
Oui la nature, mère indulgente,En nous donnant des yeux, des sens,De la raison, une ame aimanteEt des désirs vifs et pressants,A voulu que notre existenceFût un long cours de jouissance;Que le plaisir filât nos ans.
Oui la nature, mère indulgente,
En nous donnant des yeux, des sens,
De la raison, une ame aimante
Et des désirs vifs et pressants,
A voulu que notre existence
Fût un long cours de jouissance;
Que le plaisir filât nos ans.
Les hiboux craignent la lumière,A son éclat ferment les yeux.L’homme serait bien plus sot qu’eux,Si, renfermé dans sa tannière,Il repoussait, fuyait le jourDont brille l’astre de l’amour,Et sur les mers et sur la terre.
Les hiboux craignent la lumière,
A son éclat ferment les yeux.
L’homme serait bien plus sot qu’eux,
Si, renfermé dans sa tannière,
Il repoussait, fuyait le jour
Dont brille l’astre de l’amour,
Et sur les mers et sur la terre.
Plaisirs, amour, Dieux du bonheur,Soleils brillants de l’Ibérie,Remplissez-moi de votre ardeur,Et de votre douce ambroisieEnivrez mes sens et mon cœur.
Plaisirs, amour, Dieux du bonheur,
Soleils brillants de l’Ibérie,
Remplissez-moi de votre ardeur,
Et de votre douce ambroisie
Enivrez mes sens et mon cœur.
Ce poète aimable, décidé à me suivre, nous partîmes de la Caroline les premiers jours de février. Le printemps s’annonçait. Les Grecs plaçaient le temple d’Apollon à Delos, et celui de Vénus à Paphos ou à Gnide, et moi je choisirais l’Andalousie pour élever un temple au printemps. Celui du nord de la France a, comme certains écrivains, une réputation mal acquise; il n’y paraît que voilé de brouillards, et escorté des vents et des pluies: mais dans la Bétique ce dieu arrive sur des nuages d’or, promenés par les zéphyrs: la terre est en travail, enfante, et chaque jour fait éclore une fleur nouvelle et un plaisir nouveau. Oui, monami, ajouta le poète de la Manche, le Ciel sourit, s’ouvre, l’Amour descend, et verse dans ma coupe un baume céleste; la belle Clara m’attend couronnée de myrtes et de roses; je vais me précipiter dans ses bras, et me plonger dans un torrent de délices.
Versez ami, versez à boire;L’heureux printemps est de retour;L’hiver vaincu, triste et sans gloire,Fuit en grondant de ce séjour:Le ciel sourit, et l’air s’enflamme,La fleur renaît au feu du jour:Jeunes beautés, ouvrez votre ame,La nature enfante l’amour.
Versez ami, versez à boire;L’heureux printemps est de retour;L’hiver vaincu, triste et sans gloire,Fuit en grondant de ce séjour:Le ciel sourit, et l’air s’enflamme,La fleur renaît au feu du jour:Jeunes beautés, ouvrez votre ame,La nature enfante l’amour.
Versez ami, versez à boire;L’heureux printemps est de retour;L’hiver vaincu, triste et sans gloire,Fuit en grondant de ce séjour:Le ciel sourit, et l’air s’enflamme,La fleur renaît au feu du jour:Jeunes beautés, ouvrez votre ame,La nature enfante l’amour.
Versez ami, versez à boire;
L’heureux printemps est de retour;
L’hiver vaincu, triste et sans gloire,
Fuit en grondant de ce séjour:
Le ciel sourit, et l’air s’enflamme,
La fleur renaît au feu du jour:
Jeunes beautés, ouvrez votre ame,
La nature enfante l’amour.
En descendant de la Sierra-Moréna, toute la belle décoration de la campagne s’évanouit: nous traversions des pâturages déserts, des villages délabrés et solitaires: par-ci, par-là, quelques vignobles, des champs de blé arrêtent les regards et consolent les voyageurs. Les habitants étaient vêtus d’une étoffe grossière, et ce qui affligeait le plus don Manuel, c’était d’y voir les femmes enlaidies. Ce pays, disait-il, est maudit de Dieu; sans doute c’est ici que s’est retirée l’une des dix tribus de Samarie que l’oncherche depuis si long-temps.[83]Tout-à-coup lecalesseros’arrêta et s’agenouilla devant une croix qui bordait le chemin, marmotta quelques prières, et nous conta ensuite qu’au même lieu où cette croix avait été plantée, une sorcière, qui s’était changée en vache, avait tué un berger. Je lui demandai le motif de ce meurtre. — Elle l’aimait d’amour; mais comme elle était laide, vieille et sorcière, il ne voulut jamais l’écouter. — Cette sorcière, reprit don Manuel, était une vraie bête à cornes: si, au lieu de se métamorphoser en vache, elle eût pris la figure d’une jolie nymphe, le berger l’aurait traitée avec les mêmes égards que Jupiter eut pour la sensible Léda ou pour la belle Europe.
Après plusieurs jours de marche, nous dînâmes àPuente de la Hiquera, ville située sur une montagne. La fertilité des champs nous annonçait déjà le beau royaume de Valence. Decette hauteur nous jouissions de la vue d’une vallée charmante; nous dînâmes à la hâte pour descendre dans ce beau jardin, semblable à celui où Eve cueillit le fruit défendu, et dont Milton a fait une si belle description. Les chemins étaient bordés de groseilliers, d’oliviers, de légumes, de citrouilles, d’amandiers, de mûriers, de melons et de champs de blé. Tout brillait de fertilité et de l’éclat des fleurs; de petits canaux arrosaient ce pays enchanteur. La route qui le traverse est une des plus belles de l’Espagne. Nous trouvions des ponts superbes, desventadans la situation la plus heureuse. Nous jouissions de la gaîté et des chants des cultivateurs, qui suspendaient leurs travaux et leurs chansons pour nous regarder passer. Ils nous criaient:Viandante, vaga usted con Dios y con la Virgen.[84]Les habitants de ces villages sont vêtus d’une chemise blanche et d’un tablier écossais; ils portent des chaussons bleuâtres et des souliers de chanvre qu’ils nommentalpargatas; ils mettent sur leurs chemises un petit gilet noir on écarlate où sont attachées des manches flottantes. Les femmes ont des corsets bleus de toile de coton garnisde larges rubans; elles entortillent leurs cheveux derrière la tête à la manière des Grecques; elles se mettent, pour ornement, une file de grandes perles et de petits jetons d’or qui descendent sur leur poitrine. Leurs habits propres et serrés développent l’élégance de leur taille.
Nous arrivâmes le soir dans une bourgade d’un aspect enchanteur; hommes et femmes étaient assis devant leurs portes; les chants, les guitares retentissaient au loin. Heureux enfants de la Nature, jouissez de ses faveurs! La terre vous prodigue ses fruits et les tableaux les plus riants; la douceur du climat vous donne l’enjouement et la santé; et à l’ombre de l’ignorance vous jouissez de cette heureuse incurie d’où naissent la modération des désirs et la quiétude de l’ame! Nous voulûmes acheter des oranges; une femme nous dit, «Venez en cueillir et mangez-en autant qu’il vous plaira». Nous la suivîmes accompagnés d’une troupe d’enfants pour qui nous étions un spectacle nouveau: don Manuel surtout attirait leurs regards. Je suis ici, me disait-il, un phénomène; j’ai cette obligation au monticule placé sur mes épaules. La femme qui nous conduisait dans son jardinn’avait que dix-sept ans, et déjà l’hymen lui avait donné trois enfants; elle nous avoua avec beaucoup d’ingénuité, que son petit Antonio était né avant le mariage; mais que son mari très-honnête homme, lui avait promis de l’épouser et lui avait tenu parole. Elle nous cueillit les meilleures oranges et en refusa le paiement, en nous disant que si Dieu prodiguait à l’homme les biens de la terre, c’était pour qu’il les partageât avec ses semblables. L’hospitalité règne chez ces habitants; mais ils regardent comme un vol le fruit que l’on emporterait dans ses poches.
Le lendemain nous n’avions plus que troisleguaspour arriver à Valence: les villages multipliés, la richesse de la campagne, tout annonce l’approche de cette grande ville: mon cœur palpitait de plaisir et de tendresse en songeant que j’allais embrasser don Inigo et sa charmante fille, qui semblait m’intéresser davantage à mesure que je me rapprochais d’elle. Don Manuel trépignait aussi de joie et sentait renaître tous ses feux pour la belle Clara; cependant, malgré son amour, il voulut s’arrêter pour déjeûner dans une auberge d’assez belle apparence. Le vin s’étant trouvé très-bon, j’eus beau l’inviter à se hâter pourArriver de bonne heure, il me dit: mon ami, à table,festina lente; et tout à coup l’enthousiasme le saisit, et il improvisa et chanta ce couplet:
O mon aimable tourterelle,Jeune Clara, je vais te voir:Amour, cache-moi sous ton aile,Et réalise mon espoir;Échauffe son ame sensibleDe tes feux célestes et doux,Et rend son amant invisibleA l’œil perfide des jaloux.
O mon aimable tourterelle,Jeune Clara, je vais te voir:Amour, cache-moi sous ton aile,Et réalise mon espoir;Échauffe son ame sensibleDe tes feux célestes et doux,Et rend son amant invisibleA l’œil perfide des jaloux.
O mon aimable tourterelle,Jeune Clara, je vais te voir:Amour, cache-moi sous ton aile,Et réalise mon espoir;Échauffe son ame sensibleDe tes feux célestes et doux,Et rend son amant invisibleA l’œil perfide des jaloux.
O mon aimable tourterelle,
Jeune Clara, je vais te voir:
Amour, cache-moi sous ton aile,
Et réalise mon espoir;
Échauffe son ame sensible
De tes feux célestes et doux,
Et rend son amant invisible
A l’œil perfide des jaloux.
Nous partîmes enfin lorsqu’il eut fini son vin et sa chanson: à la dernière lieue nous mîmes pied à terre; une superbe allée, bordée de maisons de campagne, nous conduisit jusqu’au faubourg. En y entrant, le bruit des métiers, la multiplicité des boutiques, des cabarets, des petits chariots, l’agitation, le mouvement et le tumulte nous annoncèrent le voisinage de la grande ville. Au milieu du fracas et de la société des hommes, je sentis mon cœur oppressé; il me semblait qu’en quittant la campagne, son air pur, les bois, les vergers, leur calme heureux, leur douce solitude, j’entrais dans une vaste prison qui renfermaitune infinité de malheureux; mais cette oppression cessa en approchant de la maison de don Inigo. J’entrai dans son cabinet sans me faire annoncer; il jeta un cri de joie en me voyant. Je me précipitai dans ses bras et je l’embrassai bien tendrement. Après nous être remis de ce trouble si doux, je lui demandai des nouvelles de Rosalie. Elle vient, me dit-il, d’éprouver un événement qui l’attriste et me comble de joie; elle a reçu, la semaine dernière, la nouvelle de la mort de son époux. Il s’était sauvé des prisons de Madrid, où ses dettes et son libertinage l’avaient fait en fermer. Poursuivi par des alguasils, il a voulu se défendre, il a blessé l’un d’eux d’un coup de poignard; mais aussitôt un coup de sabre lui a fendu la tête. Rosalie n’a pu refuser des larmes à la malheureuse destinée d’un homme qu’elle avait aimé, auquel un lien sacré l’unissait encore; et ce qui accroît sa douleur, c’est de le savoir mort sans confession, et condamné aux flammes éternelles. Elle le pleure tous les jours; mais j’espère que votre présence dissipera bientôt cet attendrissement et séchera ses larmes. Alors, sans lui faire annoncer mon arrivée, il l’envoya chercher. A ma vue son émotion fut si vive qu’elle fut obligée de se jeter dans un fauteuil,en s’écriant d’une voix faible:Que vedo el senor caballero don Luis! Je demandai à son père la permission de l’embrasser, ce qu’il m’accorda sans peine. Rosalie, en rougissant, me pressa légèrement dans ses bras. Sous son habit de deuil elle me parut encore plus jolie, son regard était doux et tendre, son air mélancolique, l’aimable pudeur fleurissait sur son visage. Vous avez donc pleuré, lui dis-je, un époux qui vous avait si lâchement abandonnée? — Oui, le malheur d’un homme doit faire oublier ses fautes. J’ai déjà récité bien des prières pour lui, et mon père m’a promis de faire dire cent messes pour le repos de son ame, si Dieu lui a fait la grâce de ne le condamner qu’au purgatoire. Que je serais tranquille si quelqu’un pouvait me l’assurer! Je lui dis que l’on devait tout espérer de la clémence du Père des humains.
Je logeai chez don Inigo qui me dit: Vous êtes chez vous, chez votre père; plus long-temps vous resterez avec nous, plus Rosalie et moi nous vous devrons de reconnaissance.
Don Manuel s’était logé à l’extrémité de la ville, chez un Juif; il m’avait promis de venir me voir le lendemain de notre arrivée: je l’attendis vainement; mais le matin du joursuivant, il entra dans ma chambre, l’air effaré, le visage blême; je lui demandai des nouvelles de sa santé. — Ah! me dit-il, je ne sais pas ce que devient mon ame, le trouble la saisit, je crois qu’elle veut m’abandonner et retourner à son premier gîte. — Est-ce que dona Clara vous a mal reçu? avez-vous à gémir de son inconstance? La chaste Pénélope n’a pas voulu reconnaître Ulysse? — Oui, c’est une volage, une perfide. Le soir même de notre arrivée, enflammé d’amour, sur les ailes de l’espérance, je volai chez elle, déguisé sous mon uniforme monacal; on m’introduit dans sa chambre sous le nomdu père Chrisostôme; je comptais bien en avoir l’éloquence; je me préparais à une reconnaissance des plus pathétiques; mais cette nouvelle Dalila me regarda d’un air froid et dédaigneux. Je crus d’abord qu’elle ne me reconnaissait pas. Je me suis nommé, je lui ai demandé si elle avait oublié son poète, son ami. — Non, je me rappelle votre figure et votre serment: vous avez juré sur les reliques de saint Vincent, de ne pas reparaître de deux ans dans Valence; vous vous parjurez, vous profanez ce vêtement sacré, je ne veux point partager votre crime: tremblez, craignez les foudres du ciel, on n’offense pas les saints impunément;Dieu même venge les insultes faites à ses élus. Sachez que quarante-deux petits enfants s’étant moqués du prophète Élysée, et l’ayant appeléchauve, Dieu envoya deux ours qui les dévorèrent tous. D’abord étonné, glacé de cet accueil, je suis resté muet, pétrifié; mais bientôt l’indignation ranimant mes esprits, je lui ai dit: Je vois, ma belle, que si vous avez perdu la tête, vous n’avez pas perdu la mémoire et la langue; je ne vous croyais pas si savante. Qui diable vous a appris cette belle histoire des deux ours? Mais je vois queamor di donna, aqua in cestillo.[85]Au reste, je m’aperçois avec plaisir que de Magdeleine pécheresse, vous êtes devenue Magdeleine pénitente. Allons, touché de vos remords, je vais vous donner l’absolution. Alors, avec une sainte gravité, fesant sur elle le signe de la croix, je lui ai dit:Absolvo te à peccatis tuis, in nomine, etc.Je m’évadai ensuite; car je m’apercevais au feu de ses regards que la colère bouillonnait dans ses veines,et notum quid possit fœmina furens.[86]Je suis venu souperavec mon Hébreu. Fils de Jacob et de Rachel, lui ai-je dit, noyons mon amour et nos soucis dans le vin. Il n’y a rien de vrai, de solide que le plaisir et le bon vin,dissipat Evius curas edaces. Mahomet a dit que Dieu avait fait deux beaux présents à l’homme, les femmes et les parfums; il s’est trompé, il a voulu dire, les femmes et le vin. Lorsque nos têtes ont été échauffées des vapeurs de Bacchus, nous avons bu à la santé du diable, et l’avons prié à souper avec nous; ensuite, après avoir vidé nos flacons, et beaucoup ri de notre invitation au grand-maître des enfers, à minuit, à l’heure oh les sorciers vont au sabbat, où les démons remontent sur la terre, nous sommes allés paisiblement nous mettre dans nos lits.
Mais voici le pire de mon histoire: Un peu avant la naissance du jour, à l’heure des songes, je dormais profondément, lorsque j’ai vu entrer dans ma chambre des hommes vêtus de noir, ayant des têtes de mort sur leurs habits et des cierges à la main, et le diable à leur tête, le front armé de cornes, et les yeux ardents comme deux escarboucles; ils ont entouré un cercueil qui était au milieu de ma chambre; ensuite ils sont venus près de mon lit: j’étais dans une situation terrible, je suffoquais;une sueur froide m’inondait. Cependant voyant le diable si près de moi, j’ai fait un effort pour lui parler, et lui ai demandé, d’une voix faible et tremblante, ce qu’il voulait: Mon cher apostat, m’a-t-il répondu, tu m’as prié hier à souper avec toi, je t’en remercie; je viens à mon tour t’inviter à souper dans quatre jours dans mon palais avec Luther, Calvin, Pilate, Judas, Mahomet, l’empereur Julien, Henri VIII, Jean Hus et Jérôme de Prague; ce sont eux que tu vois autour de moi. A ces mots il a disparu, et a laissé dans ma chambre une odeur de soufre épouvantable: j’étais mourant, plus froid qu’un prédicateur qui reste court en chaire: je n’ai pu me rendormir; les rayons du jour ont dissipé mon effroi, et j’ai déjeûné avec mon israélite, qui, ni juif, ni chrétien, s’est moqué de mon songe, de la pythonisse d’Endor, de l’ombre de Samuel, qui fit si grande peur au roi Saül, et des songes de Nabuchodonosor, expliqués par Daniel; enfin sa gaîté, ses plaisanteries m’ont rendu le courage; et pour achever agréablement la journée, je suis allé dîner chez un de mes anciens amis, qui a parcouru les différents états de la vie; il a été moine, corsaire, médecin, journaliste et comédien. Aujourd’hui il mange gaîment l’héritagede l’un de ses oncles, mort au Mexique. C’est un mécréant, grand contempteur des saints et de leurs miracles; je lui ai confié le serment que j’avais fait à Saint Vincent, et que j’ai violé. Rassure-toi, m’a-t-il dit: Saint Vincent n’a pas en paradis d’assez bonnes lunettes pour voir ce qui se passe sur la terre; il s’embarrasse fort peu que don Manuel, l’improvisateur, porte ses talents et sa bosse à Ispahan, à Pékin ou à Valence. Pierre Barjone a renié trois fois Notre-Seigneur, et n’en est pas moins un grand saint. Moi, j’ai fait vœu de chasteté et de pauvreté; j’ai de l’argent et une jolie maîtresse, qui me donne le paradis dans ce monde, en attendant que mon ame aille occuper sa niche dans l’autre: le 19 avril, c’est la fête deSan Vincente; tu composeras quelques jolis couplets à sa gloire, et par-là tu feras ta paix avec lui. Ce discours, qui a été suivi d’un bon dîné, a appaisé quelque petite syndérèse qui me restait sur le cœur; et le soir je suis rentré dans ma chambre, plein de confiance et d’hilarité, et avec un peu de vin dans la tête: mais la nuit, j’ai eu une autre vision; j’ai vu un grand fantôme vêtu de blanc, le chef couronné d’une auréole brillante, qui m’a dit: Je suis St. Vincent Ferrier, j’ai pitié de toi; jedescends du ciel pour sauver ton ame, tu n’as plus que trois jours à rester sur la terre, repens-toi; demande pardon à Dieu de ton impiété, de ton libertinage; rappelle-toi l’habit religieux que tu as porté dans ta jeunesse; cette robe sacrée déposera contre toi au tribunal de l’Éternel; tremble, implore ta grâce ou tu vas devenir la proie du démon, et tomber dans l’abîme. Je me suis éveillé en sursaut, et l’ombre s’est évanouie: mais je l’ai toujours présente: j’entends toujours la voix du Saint; et cette apparition et celle du diable, et l’annonce de ma mort prochaine me troublent, enveloppent mon ame d’un crêpe funèbre, et me donnent la fièvre. Pendant ce discours, je l’observais; ses yeux étaient ardents, son visage décomposé; son corps tremblait: je le rassurai autant que je pus; je lui dis que ces visions étaient l’effet d’une imagination vive, et d’un sang agité, et ne méritaient pas plus de croyance que celles de Sainte Thérèse ou celles du roi Baltazar, qui vit une main écrire des mots sur une muraille. Je lui proposai de dîner chez don Inigo; il me dit qu’il n’avait pas faim, qu’il allait prendre l’air, et composer une satire contre dona Clara, pour lui laisser en mourant une marque de sa reconnaissance et de sonsouvenir. Je lui promis d’aller le lendemain déjeûner avec lui.
Avant dîné j’allai avec don Inigo me promener dans la ville et visiter les couvents et les églises, qui, la plupart au lieu de dômes, n’ont que des tours hautes et minces, ornées de toutes sortes de pilastres et de devises bizarres; tout est peint et doré avec profusion. Je ne remarquai que le couvent des Franciscains; il paraît que ces moines sont très-bien logés en Espagne; le monastère a une cour double, entourée d’un portique ouvert où sont des fontaines qui versent leurs eaux dans les deux cours: nous vîmes passer l’archevêque. Ce prélat, me dit don Inigo, est le fils d’un paysan, ainsi que son prédécesseur l’était. Ce dernier a fait bâtir une riche habitation pour les franciscains, qui sont les champions de l’immaculée Conception; et le prélat d’aujourd’hui, dont les dogmes sont diamétralement opposés à ceux de son prédécesseur, en a fait autant pour les pères desécoles pies. Lorsque nous fûmes à peu près au centre de la ville, il me dit: C’est ici qu’était jadis la porte par où le Cid fit son entrée triomphale dans Valence, et termina ses exploits. Jugez combien cette ville s’est agrandie; c’est surtout depuis l’avénement de la maison de Bourbon au trône d’Espagne.
Nous trouvâmes une affiche de comédie dont la lecture me parut amusante et bonne à retenir.
A l’impératrice du Ciel, mère du Verbe éternel, nord de toute l’Espagne, consolation, fidèle sentinelle et rempart de tous les Espagnols, la très-sainte Marie, a son profit, et pour l’augmentation de son plus grand culte, la compagnie des comiques jouera aujourd’hui une nouvelle et joyeuse comédie intituléeelHeredero universal(le Légataire universel),de Carlos Gordoni, auteur de la Margarita(Marguerite).Le fameux Romano dansera le fandango. On prévient que la salle sera éclairée. Je dis à don Inigo: CetHerederouniversel est sans doute une traduction ou imitation duLégatairede Regnard? — Oui, mais l’auteur se garde bien de l’avouer, ainsi que la traduction de laMargarita, qui est laNaninefrançaise. — Si les Espagnols sont glorieux, à plus forte raison les auteurs doivent l’être.
Nous trouvâmes, à notre retour, chez don Inigo, le curé de la paroisse qui l’attendait. Je les laissai ensemble. Dès qu’il fut parti, don Inigo me fit appeler, et me dit: Savez-vous ce qu’est venu faire ici le curé? — Non, vraiment. — Il a apporté son registre pour inscrireles noms de toutes les personnes qui logent chez moi, et le vôtre aussi. — Qu’en veut-il faire? — Nous approchons de Pâques, et il faut que chacun de nous lui fournisse son billet de confession et de communion, qu’il viendra chercher après Pâques. Si quelqu’un ne le donnait pas, il serait foudroyé des censures de l’église, et son nom affiché dans les carrefours; et s’il ne se confesse pas dans un temps donné, il est puni corporellement. —Cette loi de l’église doit enfanter beaucoup de sacriléges? — N’en doutez pas; mais nos prêtres ont pour principe qu’il faut employer tous les moyens pour forcer les hommes à leurs devoirs, sous le prétexte que la persuasion arrive tôt ou tard. Au reste, ne vous alarmez pas, j’aurai un billet pour vous. — Comment vous y prendrez-vous? — J’en achèterai un. Ces billets sont communs, et se vendent à très-bon compte. Dès le commencement de la semaine sainte, des femmes perdues, profanant ce que notre religion a de plus sacré, vont communier dans diverses églises, et retirant leur billet à chaque fois, elles le jettent dans le commerce. D’autres de ces créatures se prostituent à des moines, qui les payent en ce papier-monnaie. Il est des hommes plus hardis qui,pour épargner les frais du billet, ne craignent pas de communier sans confession, et de devenir sacriléges. — Ainsi c’est à Pâques où se commettent les plus grands crimes. — Il faut en gémir, et attendre du temps la suppression de ces abus.
Le lendemain matin je me rendis chez don Manuel; je le trouvai dans son lit. Sitôt qu’il m’aperçut, il s’écria: Mon ami, je suis mort; la fièvre me dévore; j’ai eu cette nuit d’autres visions; saint Vincent est à mes trousses; il se venge. Allez, je vous prie, me chercher un médecin et un confesseur. A cette demande je compris que ses visions et la fièvre avaient affaibli sa tête, et je me flattai que la présence du médecin et du confesseur la rétabliraient bien mieux que les plus belles maximes de la morale et de la philosophie. Je m’adressai, pour avoir ces deux personnages, à don Inigo, qui m’indiqua son docteur et le vicaire de sa paroisse. Je courus d’abord chez l’Esculape. C’est bientôt, me dit-il, l’heure de mon dîné; je ne fais jamais de visite dans ce moment. — Vous viendrez, je l’espère, au sortir de table?— Non, je fais alors la méridienne. — Mais après la méridienne vous paraîtrez sans doute? — Pas encore. Ce matin j’ai purgé l’archevêquepour une légère indigestion, et je yeux aller voir l’effet de la médecine: vous sentez bien ce qu’on doit à sonousia illustrissima. Mais dès que je l’aurai vu, je courrai chez votre malade, à la considération de mon ami don Inigo Flores. — Mais si pendant le temps donné à votre dîné, à votre sommeil, à sonousia illustrissima, le malade meurt? — Ce ne sera pas ma faute; nous prierons Dieu pour lui. J’eus beau le presser, et vouloir rompre l’ordre méthodique de sa journée, il me répondit que s’il brisait ses habitudes, troublait sa digestion et son repos pour ses malades, il serait bientôt plus malade qu eux. J’allai ensuite chez le vicaire, que je ne trouvai pas: j’y retournai le soir, et je le menai chez don Manuel. Le docteur y était déjà; il me dit à l’oreille que mon ami avait une fièvre inflammatoire, qu’il ne répondait pas de ses jours, et qu’il fallait le faire confesser tout de suite. Dès que don Manuel aperçut le vicaire, il lui cria: Prêtre du Seigneur, je suis perdu; le diable m’attend demain à souper avec Luther, Calvin, Judas, Pilate, Mahomet et Julien l’apostat. L’ecclésiastique, qui vit que son imagination était frappée, chercha à le rassurer par les paroles du psalmiste: «Dieu est bon, et sa miséricordeest éternelle.» Saint Paul, ajouta-t-il, était l’ennemi de Dieu; saint Augustin était plongé dans le bourbier du vice: cependant tous deux jouissent aujourd’hui du bonheur et de la gloire des saints. Écoutez la voix de Dieu, qui vous appelle à lui comme il appela jadis trois fois Samuel encore enfant; n’imitez pas ce petit Samuel, qui ne reconnut pas sa voix. L’entendez-vous? la reconnaissez-vous? — Oui, monsieur. — Le Dieu de bonté vous envoie aujourd’hui, pour votre salut, une grave maladie. — Hélas! oui; mais j’aurais désiré que ce fût un peu plus tard. — Voulez-vous vous confesser? Vos maux s’affaibliront quand votre conscience sera plus tranquille. — Je le veux bien, quoique je n’aie pas eu le temps de me préparer. Alors nous sortîmes tous, et je revins chez don Inigo navré de douleur. Le père et la fille cherchèrent à me consoler; Rosalie me disait, non sans quelque rougeur: Il vous restera encore de bons amis, mon père et moi. Je ne pus fermer l’œil de la nuit; j’avais toujours devant les yeux ce poète charmant, jovial, plein d’esprit, à peine au milieu de sa carrière, et déjà dans les bras de la mort, au moment où il ne s’occupait que de plaisirs et de jouissances.
De grand matin je retournai chez lui; il était assoupi; on l’avait saigné deux fois. Sa garde me dit qu’il avait passé une nuit très-agitée; qu’il sommeillait dans ce moment, et rêvait, ou plutôt qu’il était dans le délire. Je m’assis auprès de son lit, et j’attendis le moment de son réveil. Dans son délire, il nommait dona Clara, l’appelait sa bien-aimée; ensuite, après un court silence, il s’écria: Où suis-je? Je vois les Euménides; voilà Minos, Eacus, Rhadamante, en robes noires, avec de longues barbes: ils jugent les pâles humains. L’effroi l’éveille, et cessant de parler, il roula les yeux autour de lui, et les arrêta sur moi; et m’ayant reconnu, il me dit: Mon ami, je vois la mort planer sur ma tête sa faux à la main; tout est fini: saint Vincent me poursuit. Pour l’appaiser, j’ai fait le vœu, si j’en échappe, de mettre en vers sa vie et ses miracles. Hélas! j’ai offensé Dieu devant vous, je vous ai scandalisé par mes actions et mes discours, je vous en demande pardon. Il me pria ensuite d’empêcher le Juif, son hôte, d’entrer dans la chambre. Je crois voir, dit-il, l’apôtre qui a trahi J. C. C’est ce nouveau Judas qui a évoqué le diable que j’ai vu dans la nuit. Je lui promis d’écarter cet Hébreu. Une autre grâce, ajouta-t-il, que j’ai àvous demander, c’est d’emporter le manuscrit de mes vers, contenant odes, romances, épigrammes, élégies, séguidilles. Épicure, en mourant, tourmenté des douleurs de la colique, dit que sa seule consolation était dans la beauté des ouvrages qu’il laissait au monde. C’est aussi la mienne. Faites imprimer mes vers après ma mort. Mon confesseur veut que je les condamne au feu: ainsi Dieu ordonna à Abraham le sacrifice de son fils; mais il arrêta son bras prêt à l’immoler. Faites de même; sauvez mes entrailles: c’est un service que vous rendrez à ma patrie: du produit de l’impression vous ferez dire des messes pour ma pauvre ame, car je veux séjourner en purgatoire le moins que je pourrai. — Soyez tranquille, votre manuscrit verra le jour, et assurera votre gloire. Je vis que l’espoir de cette gloire le consolait, en mourant, de la perte de la vie.
Le sage dit que son cœur la méprise;Le sage ment, et dit une sottise.
Le sage dit que son cœur la méprise;Le sage ment, et dit une sottise.
Le sage dit que son cœur la méprise;Le sage ment, et dit une sottise.
Le sage dit que son cœur la méprise;
Le sage ment, et dit une sottise.
Dans ce moment entra son ami, corsaire et moine, chez lequel il avait dîné. Il lui parla de la mort de Socrate, de celle d’Épaminondas, de Sénèque. Il faut, lui dit-il, mourir en philosophecomme les sages de l’antiquité. Il lui cita ce vers impie:
Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.[87]
Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.[87]
Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.[87]
Post mortem nihil est, ipsaque mors nihil.[87]
Monsieur, lui dis-je, pourquoi venez-vous troubler son repos? Souffrez qu’il meure en bon Chrétien: il mourra avec autant de courage que les philosophes anciens, soutenu et consolé par la religion et par l’espoir d’une vie future. Mon ami, lui dit don Manuel, je me suis confessé, j’ai demandé pardon à Dieu, j’ai promis de renoncer à la poésie, et si je fais encore des vers, ce sera pour chanter les louanges du Seigneur, et celles de sa divine mère. Cependant le roi Salomon a fait cinq mille odes, et Dieu ne l’a pas puni.[88]Le médecin arriva, et l’ex-moine se retira et ne revint plus. L’Esculape trouva le malade dans un redoublement de fièvre très-violent, et il le fit saigner tout de suite. Il me conseilla de le faire administrer dès le soirmême, ou au plus tard le lendemain matin, m’assurant que le danger était imminent. Sur cet avis je retournai chez le confesseur; sa présence parut faire plaisir à don Manuel. Monsieur, lui dit-il, croyez-vous que Dieu soit irrité contre une faible créature comme moi, et qu’il me précipite pour jamais dans l’abîme? Ah! mon Dieu, mon Dieu, j’implore votre miséricorde; contentez-vous de m’envoyer en purgatoire! Dieu est miséricordieux, lui répondit le vicaire; écoutez le prophète qui dit: «Ne crains point au milieu des maux dont tu es accablé, parce que je suis ton Dieu, que je suis avec toi.» Ah! mon Dieu! mon cher Dieu! répliqua le mourant, venez avec moi, restez avec moi! Monsieur, quel est l’homme qui a dit ces belles paroles? — C’est le prophète Isaïe. — N’est-ce pas celui à qui Dieu commanda d’aller tout nu et sans souliers dans les rues de Jérusalem? — Oui, c’est lui-même: cet ordre cachait un grand mystère. — Oui, je le crois sans le comprendre. Je les laissai ensemble, et j’allai passer quelques heures avec don Inigo. Je revins le soir pour garder le malade pendant la nuit. Don Inigo fit ses efforts pour m’en empêcher, craignant que ma santé n’en souffrît; mais je lui dis que l’amitié devait braver lespeines et les dangers pour l’intérêt d’un ami, ou que l’on ne méritait pas ce titre.
Vers le milieu de la nuit, le paroxisme de la fièvre redoubla avec violence. Don Manuel demanda de l’eau bénite, en fit jeter autour de son lit et dans toute la chambre, pour chasser, disait-il, le démon qui s’y tenait accroupi. Il prenait le crucifix, le couvrait de baisers, et promettait à Dieu, s’il lui conservait la vie, de faire pénitence de ses péchés, et de vivre selon sa loi. Il tomba dans une profonde rêverie: j’entendis qu’il disoit, je vois le Styx, les flammes roulantes du Phlégéton. Cher Saint Vincent, ayez pitié de moi! ensuite: Thésée est descendu aux enfers et en est revenu. Il prononça encore quelques phrases que je ne pus entendre.
Le viatique arriva à huit heures du matin, suivi d’une foule de femmes, d’enfants et d’hommes, portant des cierges; six hautbois maures les précédoient avec un homme jouant d’un petit tambour. Tout ce cortége entra dans la chambre, et la remplit de fumée et de bruit; le prêtre aspergea plusieurs fois le malade d’eau bénite, en implorant pour lui la miséricorde divine. Don Manuel, pour communier, voulut absolument se mettre àgenoux sur son lit, le crucifix à la main; son confesseur et moi nous le soutenions; il dit d’une voix mourante, interrompue par des sanglots: je demande pardon à Dieu, à Saint Vincent et à vous tous, du scandale de ma vie licentieuse et poétique; je suis un grand pécheur: mes amis, mes frères, priez Dieu pour moi, pour qu’il me fasse miséricorde et me reçoive en son saint paradis. Lorsqu’il eut reçu la communion, il récita des prières avec son confesseur, et tous les assistants leur répondirent. Il ne put long-temps soutenir cette situation, il retomba dans son lit, et tout le cortége se retira en jouant de la flûte et du tambour. Cette scène attendrissante m’arracha des pleurs: cependant, disais-je, je voudrais que l’on me laissât mourir tranquille; ces cérémonies lugubres, ces apprêts de la mort, attristent les vivants et effrayent les moribonds.
Une heure après cette sainte cérémonie, la tête de don Manuel s’embarrassa entièrement, le délire ne le quitta plus. Je l’entendis réciter ces vers qu’il composait, ou dont il se ressouvenait:
Çà, que l’on me donne ma lyre:Mes amis, je veux, dans ce jour,Brûlant d’un bachique délire,Célébrer Bacchus et l’Amour.
Çà, que l’on me donne ma lyre:Mes amis, je veux, dans ce jour,Brûlant d’un bachique délire,Célébrer Bacchus et l’Amour.
Çà, que l’on me donne ma lyre:Mes amis, je veux, dans ce jour,Brûlant d’un bachique délire,Célébrer Bacchus et l’Amour.
Çà, que l’on me donne ma lyre:
Mes amis, je veux, dans ce jour,
Brûlant d’un bachique délire,
Célébrer Bacchus et l’Amour.
Le malheureux, disais-je, meurt en rimant, comme il a vécu; je fondais en larmes appuyé sur son lit. Après quelques minutes de silence, il prononça le nom de dona Clara, de Saint-Vincent, et ses dernières paroles furent ce vers-ci:
Sans le Vin, sans l’Amour, que faire de la Vie!
Sans le Vin, sans l’Amour, que faire de la Vie!
Sans le Vin, sans l’Amour, que faire de la Vie!
Sans le Vin, sans l’Amour, que faire de la Vie!
Cependant dans son agonie, demi-heure avant d’expirer, il me tendit la main, en jetant sur moi le regard le plus tendre. Il aurait voulu me parler, mais il n’avait plus de voix; il reçut l’extrême-onction et mourut bientôt après, à six heures du soir; il n’avait que trente-deux ans et trois mois. Don Inigo vint m’arracher de cette chambre, et du corps de mon ami. Le lendemain, j’assistai à son convoi; on l’enterra dans une église, par un usage encore subsistant en Espagne: je versai de nouvelles larmes sur sa tombe. Adieu, mon ami, lui dis-je; adieu, poète aimable, je n’entendrai plus tes chansons, je ne jouirai plus des agréments de ton esprit, de ta gaîté, des douceurs de ton amitié. Adieu, adieu; que l’Être-Suprême reçoive ton ame auprès de lui!
Le lendemain de cette triste cérémonie, don Inigo, pour me distraire, me mena à la maison de campagne qu’il venait d’acheter. Ah! quelle ame oppressée n’éprouve du soulagement dans le sein de l’amitié au milieu d’un air pur, dans une douce solitude que le printemps commence à parer de ses couleurs! Don Inigo ne chercha point à dissiper ma tristesse par un flux de paroles et d’axiomes philosophiques; il me laissa rêver tout à mon aise à mon malheureux ami, et m’égarer seul dans la campagne: mais dès que je sentais que la promenade et la rêverie avaient soulagé mon cœur, je venais chercher de nouvelles consolations auprès de mes aimables hôtes qui m’attendaient ou sous un berceau d’orangers, ou sur les bords d’un canal d’irrigation, quand l’ombre et la fraîcheur descendaient sur la terre. Rosalie médisait alors: j’ai pleuré comme vous; qui n’a versé des larmes! Vous avez tari les miennes, vous m’avez consolée; ne pouvez-vous trouver auprès de moi les mêmes consolations que j’ai trouvées auprès de vous? Je lui répondais que le charme de sa présence, et de son amitié, seraient toujours le baume le plus heureux pour fermer ma blessure. Un jour, son père m’ayant laissé un moment avecelle à la promenade, je lui dis: Aimable Rosalie, que le temps est doux et serein auprès de vous! quel charme pénétrant embellit la nature! — La nature et le temps vous paraîtraient encore bien plus beaux, si la belle Séraphine était à ma place. — Non, l’amour meurt bientôt dans un cœur offensé, et puis vos bontés, votre amitié pour moi... — Ne remplacent point dans votre cœur les pertes que vous avez faites. Elle cueillit alors un bouton de rose, et me le présenta, en me disant: je voudrais que cette fleur fût le symbole de l’amitié, et qu’elle fût immortelle. Une autre fois je la trouvai rêveuse, assise sur un banc de gazon, un livre à la main quelle ne lisait pas; je lui demandai le sujet de sa rêverie. J’ai quitté, me dit-elle, mon livre pour écouter le chant des oiseaux, et puis insensiblement, je me suis mise à rêver à l’amitié; c’est un sentiment bien plus doux que celui de l’amour. — Oui, entre deux personnes d’un sexe différent, nées avec des vertus, de la délicatesse et de la sensibilité. Elle se leva alors en me disant: Je vois arriver mon père, allons le joindre. Lorsque don Inigo s’aperçut que le temps affaiblissait un peu mon affliction, et que le calme rentrait dans mon ame, ilcrut le moment favorable pour me confier les vues qu’il avait sur moi. Un matin de très-bonne heure, il entra dans ma chambre, et me dit: Le temps est charmant, l’air retentit du chant des oiseaux, le parfum des fleurs, des végétaux embaume l’air, le printemps a presque toute sa parure: allons prendre le chocolat au milieu de la petite prairie, dont la verdure naissante est si douce à l’œil. Rosalie dort encore; nous déjeûnerons seuls, après quoi nous ferons une petite promenade jusqu’aux bords de la mer. Il me fit cette proposition avec un air mystérieux, qui m’étonna autant qu’il m’intéressa; je lui répondis que j’étais à ses ordres, et nous partîmes. Notre conversation pendant le déjeûné fut laconique, et ne roula que sur des objets peu intéressants. Don Inigo avait un air pensif et circonspect. Quand le chocolat fut pris: allons, dit-il, nous promener jusqu’à la mer, nous n’avons pas deux milles de chemin; je me plais beaucoup, sur ses bords, à jouir de son calme et même de son agitation. Quand j’éprouve ces moments d’ennui et de tristesse, qui trop souvent flétrissent notre ame, et dont nous ignorons la cause, je vais soudain sur le rivage, où l’étendue, le mouvement des eaux, fixantmes regards et ma pensée, dissipent les nuages qui pesaient sur mon cœur. Là je me rappelle ce beau passage du psalmiste. «La mer vit la puissance de l’Éternel, et elle s’enfuit.» Là nous verrons arriver les vaisseaux qui apportent la fortune et la joie aux habitants de Valence; nous admirerons la patience et l’industrie des pêcheurs, qui tendent leurs filets à des animaux innocents, et qui gémissent quand ils les retirent vides de la proie désirée, ou tressaillent d’allégresse si les filets sont pleins. Arrivés sur le rivage, nous nous assîmes sur des rochers; j’observai quelque temps, sans parler, cet immense réservoir, cet abîme profond, incommensurable, qui étonne, attache et épouvante l’imagination; j’y voyais des bateaux s’y promener, des vaisseaux fuyant dans le lointain, des poissons qui, de temps en temps, s’élevaient, s’élançaient sur la surface des eaux; j’admirais ces flots qui s’avançaient en grondant, et venaient expirer à nos pieds. Voilà, dis-je à don Inigo, une perspective qui jette l’ame dans une rêverie profonde. — Oui, lorsqu’on n’y est pas accoutumé; mais les marins regardent la mer avec la même indifférence que les peuples du midi regardent le soleil. L’homme sensible et réfléchi, voitsur ce fougueux élément le champ de bataille où l’avarice et l’ambition viennent se disputer leur proie, et le gouffre qui engloutit une partie de l’espèce humaine: mais je vous ai amené ici, non pour philosopher, mais pour vous parler d’un objet beaucoup plus intéressant. Je me suis aperçu que ma fille avait depuis quelque temps redoublé de dévotion pour Saint Nicolas, et vous saurez que ce saint archevêque est le patron des filles à marier, comme Saint Rémond est celui des femmes enceintes. La fête de Saint Nicolas est célébrée ici avec de grandes cérémonies, par toutes les vierges qui aspirent au mariage: voici sur quoi est fondé ce patronnage. Ce grand saint ressuscita un jour l’amant d’une jeune beauté désespérée de sa mort. Dans une autre occasion, il donna en songe une dot aux filles d’un pauvre gentilhomme. Ma fille, quoique veuve, a pensé que ce saint ne lui refuserait pas sa protection. Hier je l’ai surprise aux pieds de sa statue qu’elle avait couronnée de fleurs: je lui ai demandé le motif de sa dévotion, et si elle avait envie de se remarier. Je n’en serais pas fâchée, m’a-t-elle répondu, si je trouvais un homme honnête, aimable et dont je fusse aimée, et quiaurait voire suffrage. — Cet homme existe-t-il quelque part, l’as-tu démêlé dans la foule? Elle a rougi, baissé les yeux et gardé le silence. Or, cet homme mystérieux quelle n’ose nommer, mon cher chevalier, c’est vous: ma fille entraînée par la reconnaissance, par vos vertus, votre aimable caractère, ne voit le bonheur dans un nouvel hymen qu’avec vous. Si vous pensez de même, si votre cœur répond au sien, je vous offre sa main avec ma fortune; je ne m’informe pas de la vôtre: moins vous en aurez, plus vous serez riche pour moi: je jouis environ de vingt mille livres de rente, vous voyez que nous aurons de quoi subsister tous les trois dans une douce aisance, surtout dans un pays où la fertilité de la terre nous donne ses productions à un prix très-modéré. Je pourrais, en continuant mon commerce, augmenter mon opulence; mais qui désire toujours, ne jouit jamais. La soif de l’or est la maladie des commerçants et des gens d’affaire, ce ne sera jamais la mienne. Ma réponse fut l’expression d’un cœur plein de reconnaissance et de joie. Mais, ajoutai-je, vous savez l’obstacle qui peut s’opposer à mes vœux: ma religion diffère de la vôtre, elle est proscrite dans votre pays: Rosalie, attachée parl’éducation, par le préjugé, et encore plus par son ame imbue de la religion de ses pères, frémira à l’idée d’épouser un calviniste: voilà deux obstacles difficiles à surmonter, l’église et Rosalie. — A l’égard de ma fille, j’espère que l’amour, soutenu de mes conseils, triomphera de sa prévention. Vos vertus, la noblesse de votre ame parlent déjà en votre faveur: je lui répète tous les jours que c’est à Dieu seul à juger les opinions religieuses, et que nous devons tolérer, chérir même l’homme vertueux, quels que soient sa croyance et son culte. Et quant à l’opposition de l’église, il serait temps que toutes les sectes du christianisme, qui ne diffèrent que par quelques opinions peu importantes et quelques rites, vinssent se perdre dans un accord général, et que la religion chrétienne, conservant l’esprit de charité et de sagesse qui l’anime, uniforme, invariable, devînt celle de toute l’Europe. — Même celle des Turcs. — Non; mais je les renverrais en Asie. En attendant que ce projet de réunion, peut-être aussi chimérique que celui de la paix universelle de l’abbé de Saint-Pierre, puisse s’effectuer, je me charge d’obtenir la permission de votre mariage. Le grand-vicaire de notre archevêque est un ecclésiastiquesage, éclairé, tolérant, de plus il a de l’amitié pour moi, et j’espère qu’en ma faveur il conciliera la discipline de l’église avec l’intérêt de la société. Maintenant que nous sommes d’accord, je vais rejoindre Rosalie, qui doit avoir quelque inquiétude sur cette longue conférence; je vais la lui révéler, et la préparer adroitement à vous pardonner votre protestantisme. Le temps est doux, le soleil est voilé; allez, en attendant, vous promener dans lahuerta(jardin) de Valence: une belle campagne et un beau jour inspirent des rêveries tendres et riantes. Il s’éloigna à ces mots, et moi j’allai rêver à notre entretien, à mon hymen futur et à l’aimable Rosalie, que l’espoir de la posséder me rendait déjà plus chère. Quelle foule de réflexions se succédaient dans ma tête! J’étais si enfoncé dans ma rêverie, que je tombai dans un canal d’arrosage plein d’eau: deux jeunes femmes accoururent à mon secours et m’aidèrent à en sortir, non sans rire de tout leur cœur de ma chute et de ma figure trempée, et dégouttant l’eau comme un dieu marin; je retournai bien vite au logis. Cependant don Inigo parlait à sa fille; dès qu’elle l’aperçut seul, elle lui demanda ce que j’étais devenu. — Oh! lui dit-il,don Luis a bien des choses dans la tête! en ce moment il rêve à toi, à la proposition que je lui ai faite. — Quelle proposition? — De t’épouser. — M’épouser! Et qu’a-t-il répondu? — Mille choses tendres et flatteuses. Il a montré une joie ineffable, et puis tout à coup il est tombé dans la tristesse; après quoi il m’a dit, avec un profond soupir: je tremble de ne pouvoir être heureux, une barrière me ferme le chemin du bonheur. — Est-il possible? Quelle barrière peut s’élever entre nous? n’est-il pas célibataire et maître de sa destinée? — Oui, mais il pense que l’opposition viendra de toi, de tes préventions. — Il se trompe; et s’il m’aime, je crois que je l’aimerai aussi. — Fort bien! Mais si le hasard eût voulu que sa famille fut de race juive, que lui-même professât le judaïsme? — Ah! Jésus! Jésus! Que dites-vous? La chose est impossible! Un jeune homme si aimable, si poli, ne serait pas Chrétien? — N’est-il pas vrai que tu ne l’épouserais pas? — Oh non, je n’en aurais jamais le courage ni la force. Moi, la femme d’un Juif! Non, je n’oserais jamais l’embrasser, j’aimerais mieux mourir. Que je suis malheureuse! Quoi! don Luis, ce brave militaire, n’est qu’un Juif! Comme la physionomie est trompeuse! Quanddon Inigo vit la douleur et l’effroi de sa fille à leur apogée, il lui dit, en lui prenant la main: Rassure-toi, ma chère enfant, don Louis n’est pas Hébreu, il est très-bon Chrétien. — Ah! que vous me faites plaisir! j’étouffais! — Mais ce n’est pas un Chrétien de l’Église romaine, il est protestant. A ces mots, Rosalie qui avait frémi de me voir de la race d’Abraham et de Jacob, se trouva trop heureuse que je fusse un enfant de Calvin. Elle demanda si les protestants étaient damnés. — Non, ma fille, je ne le pense pas. Quand ils sont vertueux Dieu leur fait miséricorde. —Ah! je le crois, je l’espère; je serais trop malheureuse en paradis même, si je savais mon époux aux enfers. Mais ne peut-il pas quitter sa fausse religion pour la nôtre? — Un honnête homme n’abjure la religion de ses pères, qu’après une intime conviction de ses erreurs: sa conversion sera ton ouvrage quand tu seras sa femme. — Ah! oui. Je l’aimerai tant, je le prierai tant que peut-être je le convertirai. En quittant sa fille, don Inigo vint me raconter cet entretien et m’annoncer le consentement de cet aimable objet; il me conduisit auprès d’elle; et quand je lui eus témoigné ma joie et ma reconnaissance, elle me demanda si j’avais entièrementoublié la belle Séraphine? — Non; elle demeurera long-temps dans ma mémoire, mais elle n’est plus dans mon cœur. Le reste de la journée s’écoula dans la douce ivresse de la joie; mon hymen s’annonçait sous les plus heureux auspices: la vertu, la tendresse, la reconnaissance en formaient les nœuds, et l’espérance embellissait l’avenir de ses brillantes couleurs.
Le lendemain, don Inigo et moi nous nous rendîmes chez le grand-vicaire pour le consulter sur notre position et le prier d’aplanir les obstacles qui s’opposaient à mon bonheur. — Monsieur, me dit-il, ne pouvez-vous abjurer vos erreurs? abandonner le calvinisme? — Non, monsieur. Quel jugement porteriez-vous d’un homme qui, par amour ou intérêt, renoncerait à la religion de ses pères? Vous penseriez qu’il deviendrait aussi mauvais catholique qu’il était mauvais protestant, et que sans doute il est indiffèrent à tous les cultes. — Et dans lequel éleverez-vous vos enfants? — Nés en Espagne, et d’une mère catholique, environnés de catholiques, je leur laisserai embrasser la religion dominante: dans l’âge de raison, ils seront les maîtres de choisir entre Genève et Rome. Le grand-vicaire satisfait de mes réponses, me demanda deux jourspour consulter quelques théologiens et solliciter la permission de l’archevêque. Les théologiens me furent défavorables; mais le prélat, homme sage, pieux et tolérant, éclairé des lumières de son grand-vicaire, et charmé d’obliger don Inigo, donna sa sanction à mon mariage, avec cette clause que mes enfants seraient élevés dans la religion romaine, et que mes noces ne seraient célébrées qu’à la fin de l’année de la viduité de Rosalie. Je souscrivis sans peine à ces conditions.
L’amour naît au sein de l’espérance, et le plaisir d’être aimé développe son accroissement: je n’avais senti jusqu’alors pour Rosalie, que ce tendre intérêt qu’inspire la jeunesse et la beauté malheureuses; je devins alors amant passionné, et l’amitié brûla des flammes de l’amour. Il est vrai que les aveux ingénus de Rosalie, sa douce joie, ses timides caresses, son embarras touchant nourrissaient dans mon ame ce feu si doux. Elle-même embellissait tous les jours; une sérénité nouvelle, un enjouement paisible respiraient sur son visage, l’animaient, le coloraient; son esprit acquérait de la grâce et de la facilité; et son ame expansive semblait se répandre dans toutes ses actions, dans tous ses discours. Je lui en parlai. Elleme répondit: le bonheur est le soleil du printemps qui ranime la nature et l’embellit. O destinée incompréhensible, qui nous conduit à ton but par les détours d’un labyrinthe obscur!