Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautainesFont encore les vaines,Ils sont rongés des vers.
Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautainesFont encore les vaines,Ils sont rongés des vers.
Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautainesFont encore les vaines,Ils sont rongés des vers.
Et dans ces grands tombeaux où leurs ames hautaines
Font encore les vaines,
Ils sont rongés des vers.
Je fus tenté d’interroger les mânes de Ferdinand et d’Isabelle, dont l’ambition, la politique et l’avarice agitaient l’existence. Voilà donc, dis-je, l’abîme qui a englouti tant de vastes projets, tant de grandeur, de travauxet d’espérances! Ferdinand était d’une taille médiocre, avait le teint brun, les yeux noirs et vifs, et sa physionomie respirait tonte la gravité espagnole. Naturellement sobre, il ne mangeait que de deux mets, ne buvait que deux fois dans ses repas. Il était grand politique; mais faux, astucieux, dévot sans vertus, et ambitieux sans élévation dans l’ame. Sa femme Isabelle était de petite stature; mais bien faite. Elle avait les cheveux presque rouges, les yeux verts et pleins de feu, et le teint olivâtre. Sa physionomie était imposante et agréable. La hauteur, la fierté, dominaient dans son caractère. Ses talents en politique, en administration, égalaient ceux de Ferdinand. Jalouse à l’excès, à sa mort elle exigea de son époux le serment qu’il ne contracterait pas de nouveaux liens. Elle mourut âgée de cinquante-quatre ans. Les deux époux établirent l’inquisition. Quel titre de gloire et de reconnaissance pour la postérité! Auprès de ces deux monarques on voit, sur une tombe semblable à la leur, les effigies de Philippe-le-Bel d’Autriche et de Jeanne sa femme. Je lus, sur une des ailes de la nef, une ordonnance qui fulminait la plus forte excommunication contre les indévots qui causeraient dans la chapelleavec une femme, ou seraient dissipés et peu recueillis; mais, de peur que les foudres spirituelles fussent insuffisantes, on condamnait les délinquants à quatre ducats d’amende.
Au sortir de la cathédrale, nous allâmes voir ce fameux Alhambra, ce palais magnifique, dont les jardins, enrichis par l’art et la nature, étonnent encore l’imagination. Nous y arrivâmes par une promenade délicieuse, où, comme dans les Champs-Élysées de Virgile, on foule des tapis de verdure. Dans ces allées champêtres et sinueuses, on trouve ce qui manque aux Champs-Élysées: des fontaines, des eaux jaillissantes, qui, tombant du sommet des rochers, vont y porter la fraîcheur et la fécondité. Une de ces fontaines fut construite sous le règne de Charles-Quint. Elle est ornée d’aigles impériales et de bas-reliefs. Auprès de cette source est la porte principale du château, élevée en 1238, par un roi maure, pour servir de tribunal, suivant la coutume des Arabes et des Hébreux, qui érigeaient les tribunaux à la porte des villes.[15]On lit sur cette porte plusieurs inscriptionsarabes. Voici la plus courte:Louange à Dieu. Au-dessus de l’inscription sont une clef et une main ouverte, deux grands symboles de la religion musulmane. Le Coran parle sans cesse de la main toute puissante de Dieu, qui conduit les croyants dans la bonne vie, et de la clef de Dieu qui leur ouvre les portes du monde et de la religion.[16]Nous entrâmes dans une grande salle nomméeComares, d’où la vue embrasse une partie de la ville, et les coteaux et les montagnes qui l’environnent. Elle est chargée d’inscriptions morales et religieuses. J’en ai transcrit quelques-unes.
«Par le soleil, par la lune, par le jour, lorsqu’il paraît avec toute sa pompe, par la nuit qui le cache, par le ciel et celui qui l’a créé, par la terre et celui qui lui donna l’étendue, par l’ame et celui qui la prédestina; il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu.»
«Par le soleil, par la lune, par le jour, lorsqu’il paraît avec toute sa pompe, par la nuit qui le cache, par le ciel et celui qui l’a créé, par la terre et celui qui lui donna l’étendue, par l’ame et celui qui la prédestina; il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu.»
AUTRE INSCRIPTION.
«Ma paix est avec Dieu; c’est à lui que je suis attaché, je me suis mis sous sa tutelle.»
«Ma paix est avec Dieu; c’est à lui que je suis attaché, je me suis mis sous sa tutelle.»
AUTRE.
«Il n’y a pas de véritable grandeur, sinon en Dieu, le grand et le justicier.»
«Il n’y a pas de véritable grandeur, sinon en Dieu, le grand et le justicier.»
A cette lecture, don Manuel me dit que le saint-office avait tort de faire brûler des gens si pieux, si pénétrés de l’existence de la divinité, qui en parlent si magnifiquement. Allez, lui dis-je, adresser vos remontrances au grand-inquisiteur. — J’attendrai qu’il soit à Londres ou à Paris.
De cette salle nous montâmes, par un petit escalier, dans une galerie au fond de laquelle est une espèce de cage fermée d’une grille de fer. C’était la prison de la reine, femme d’Abdali, dernier roi de Grenade, accusée, par les Gomels et les Zégris, d’un commerce illicite avec les Abencerrages, objets de leur jalousie et de leur haine. Les accusateurs produisirent des témoins, qui attestèrent avoir vu un jour de fête, sous un berceau de roses, Albin Hamète dans les bras de la reine. Le crédule Abdali jura aussitôt la perte de cette puissante famille. Les Zégris lui conseillèrent, pour assurer sa vengeance, de les attirer dansle piége les uns après les autres. Le roi, écoutant ce conseil, se rendit dans l’Alhambra avec un bourreau et trente soldats de sa garde. Les Abencerrages, mandés successivement, étaient décapités en arrivant. Il y avait dans cette cour une coupe d’albâtre, qui fut bientôt remplie du sang et de la tête des proscrits. Déjà trente-cinq avaient péri, et toute cette famille allait être immolée, lorsque le page du dernier mort, entré avec son maître, eut le bonheur de s’échapper sans être aperçu. Il court avertir les Abencerrages, qui prennent les armes, parcourent la ville avec leurs partisans, en criant: Vengeance! Trahison! Meure le roi, qui a fait assassiner les Abencerrages! Le peuple, qui les aimait, se range en foule autour d’eux; ils marchent au palais à la tête de quatorze mille hommes, criant, répétant: Meure le roi! Abdali, désespéré de voir son crime découvert, fait fermer les portes; mais on y met le feu. Malahusen, qui avait été forcé d’abdiquer en faveur d’Abdali, son fils, entendant, du château où il s’était retiré, les clameurs, les vociférations de cette multitude, se présente pour apaiser sa furie. Elle l’entoure aussitôt, l’élève en l’air, en criant: Voilà notre roi; nous n’en voulons pas d’autre: vive Malahusen! LesAbencerrages lui donnent une garde, et pénétrent avec lui dans l’Alhambra, escortés de cent soldats. Ils n’y trouvent que la reine au milieu de ses femmes, tremblante, effrayée d’un tumulte dont elle ignore la cause. Ils demandent le roi; on leur répond qu’il est dans la cour des Lions: ils y volent. Cette cour était défendue par les Gomels et les Zégris. Les conjurés en égorgèrent deux cents; mais Abdali s’évada. Les corps des Abencerrages décapités furent portés dans la ville étendus sur des draps noirs. Musa, frère d’Abdali, après tant de victimes sacrifiées à leur vengeance, parvint à les appaiser; aimé du peuple par ses belles qualités et sa vaillance, il alla chercher son frère, réfugié dans une mosquée, et il le ramena au château.
Pendant plusieurs jours on n’entendit que des gémissements; le deuil couvrait toute la ville. Abdali refusa de voir la reine; ses ennemis persistaient dans leur accusation d’adultère, et offraient de la soutenir les armes à la main. Le roi tint un grand conseil, où la reine fut condamnée à être brûlée vive, si, dans trente jours, quatre guerriers ne venaient défendre sa cause, et prouver son innocence, les armes à la main. Après cet arrêt, la reine fut renfermée dans la tour deComares. Plusieursguerriers maures se présentèrent pour combattre ses accusateurs; mais elle n’osa leur confier ses intérêts: elle avait une si haute opinion des chevaliers espagnols, de leur générosité, de leur foi et de leur vaillance, qu’elle ne voulut pas d’autres défenseurs. Elle écrivit secrètement à don Juan Chacon, gouverneur de Carthagène, pour le prier d’embrasser sa défense, et d’amener avec lui, au jour fixé, trois braves chevaliers pour combattre ses accusateurs. Don Juan Chacon répondit qu’il était trop heureux; de combattre pour une si belle cause et une si belle reine, et qu’il serait exact au rendez-vous avec trois compagnons d’armes. Le jour fatal arriva, et le peuple, qui aimait la reine, était au désespoir de ne voir paraître aucun guerrier pour sa défense. Musa et trois autres Maures présentèrent en vain leurs épées; d’autres champions offrirent aussi leurs services: cette princesse, ne doutant point de la foi des chevaliers espagnols, persista dans son refus.
Alors les juges firent conduire la reine dans la grande place où était dressé un échafaud tendu de noir. A la vue de cette reine infortunée, parée de sa douleur et de sa beauté, toute la place retentit de cris et de lamentations; le peuple voulait l’arracher à ses persécuteurs:il ne fut contenu qu’avec peine. Dès que les juges furent assis, vingt trompettes annoncèrent l’arrivée des quatre accusateurs, ils s’avancèrent armés de pied en cap, montés sur les plus beaux chevaux de l’Andalousie; des touffes de plumes flottaient sur leurs chapeaux; deux épées ensanglantées étaient peintes sur leurs boucliers, avec ces mots:Nous les tirons pour la vérité. Ils étaient suivis de la foule de leurs parents et de leurs amis. Le peuple, impatient, jetait à tout moment les yeux sur la porte du camp par où devaient entrer les défenseurs de la reine. Personne ne parut depuis huit heures du matin jusqu’à deux heures après midi; la princesse, pâle, tremblante, commençait à se croire abandonnée. Quatre nouveaux champions mauresques vinrent la supplier de les accepter pour défenseurs de son innocence; elle promit de les agréer, si dans deux heures nul autre guerrier ne se présentait. Dans ce moment on entendit un grand bruit: quatre Turcs, à cheval, s’avançaient dans la place en caracolant; l’un d’eux demanda aux juges la permission de parler à la reine: elle fut accordée. Alors tous les quatre mirent pied à terre, et le même Turc qui avait porté la parole, dit à haute voix à la reine, que lui et ses compagnons,nés musulmans, étaient venus en Espagne pour combattre les chevaliers chrétiens; mais qu’instruits des malheurs d’une si belle princesse, ils accouraient pour punir ses ennemis, si elle daignait agréer leurs services. Pendant ce discours, il laissa tomber sur les genoux de la reine la lettre qu’elle avait écrite à don Juan. La reine, reconnaissant les chevaliers espagnols qu’elle attendait, accepta leurs offres, et les juges du camp, ayant solennellement annoncé son choix, firent sonner la charge. Le combat fut terrible, et la victoire long-temps incertaine; enfin les Espagnols triomphèrent. Dieu, dit un manuscrit arabe, mit le courage dans leurs ames, et la force dans leurs bras. Leurs adversaires reçurent la mort; le plus coupable, Mahomet Zégri, blessé dangereusement, et affaibli par la perte de son sang, tomba aux pieds de son vainqueur, qui, le pressant de son genoux, et lui tenant la pointe de son épée à la gorge, le somma de confesser la vérité, s’il voulait qu’il lui accordât la vie. Hélas! je vais mourir, répondit Zégri, et délivrer ma patrie d’un monstre odieux. Je déclare, en expirant, que, sans motifs que la plus noire envie, j’ai méchamment calomnié les Abencerrages et la reine, dont aucune tachen’a jamais souillé la vertu. J’implore d’elle mon pardon à mon dernier soupir! Les juges vinrent recevoir sa déposition. L’innocence de la reine fut annoncée au peuple, qui, transporté de joie, fit retentir la place des plus vives acclamations. La reine fut reconduite en triomphe au palais. Son époux, navré de repentir, vint se jeter à ses pieds, les baigner de ses pleurs, en la suppliant de lui rendre son amour; mais elle fut inflexible. Elle se retira chez un de ses parents, et ne voulut plus avoir aucune relation avec son faible et cruel époux. Les chevaliers s’éloignèrent à l’instant de Grenade, sans avoir été reconnus que de la reine; et bientôt après les amis nombreux des Abencerrages abandonnèrent la ville, et leur émigration priva le roi de puissants secours pour défendre sa couronne. La prise de Grenade, le 2 janvier 1492, suivit bientôt cet événement.
Cette cour des Lions, théâtre du carnage, est d’une grande beauté. Elle est pavée de marbre blanc, soutenue de soixante colonnes fort élégantes, environnée de bassins de marbre blanc, d’où tombent des cascades qui s’élancent en jets d’eau. Mais le plus bel ornement, d’où dérive son nom, est une coupe d’albâtre d’une seule pièce, de six pieds dediamètre, ornée d’arabesques, et supportée par douze lions. On y voit une inscription en quatre-vingts vers, sans doute digne de mémoire, mais je n’ai pas eu le temps d’en charger la mienne.
Dans la salle des Abencerrages, ainsi nommée parce qu’elle fut le lieu de leur supplice, nous rencontrâmes le curé, dont le logement est contigu à cette salle. C’était un beau vieillard, d’une physionomie pleine de candeur et de béatitude, âgé de vingt lustres moins trois ans, n’ayant d’autre infirmité que la perte de ses dents, et l’oreille un peu dure; d’ailleurs encore agile, et ferme sur ses jambes. Je lui demandai quel était son régime pour conserver une si bonne sauté. — Je n’ai ni crainte ni remords; j’ai mis ma confiance en Dieu; je remplis exactement tous mes devoirs; je rends service à mon prochain autant que je le puis; je dis tous les jours la messe à huit heures du matin; et après un déjeûné sobre, je fais une longue promenade; et depuis trente ans je ne vis que d’ail, de tomates, de morue et d’oignons: j’attends la mort sans effroi, et je l’envisage comme un asile où va se reposer l’homme de bien. Le poète du Toboso, ravi de la saine et douce philosophie de ce bon prêtre, lui dit:Si vous fesiez des vers et l’amour, je voudrais vous ressembler. Ce pasteur nous assura que, pendant des siècles, le sang des Abencerrages avait coloré la coupe d’albâtre, et qu’il n’était effacé que depuis peu de temps. Mais un plus grand prodige, ajouta-t-il, est celui qui s’opérait dans mon presbytère, dont trois de mes prédécesseurs ont été les témoins. Le premier des trois voyait toutes les nuits des morts très-gais qui dansaient dans sa chambre, et cherchaient à lui jouer quelque bon tour. Le second curé, couché sur un matelas dans cette même chambre, vit entrer une procession de moines franciscains, tous un cierge à la main, qui, après l’avoir salué poliment, se rangèrent le long des murs, et puis l’un après l’autre sautèrent à pieds joints par-dessus lui, et s’en retournèrent processionnellement comme ils étaient venus. Quoi, dis-je au curé, vous n’avez pas reçu cette visite? — Non, car tous les jours, avant de me coucher, j’arrose ma chambre et mon lit d’eau bénite; mais j’ai souvent entendu, dans la cour des Lions, une confusion de voix et de clameurs: je pense que ce sont les ames des Abencerrages décapités qui viennent se plaindre de leur supplice. Je compris à ce discours que la crédulité et la simplicitéde ce centenaire avaient autant contribué à sa longévité et à la vigueur de sa constitution, que sa sobriété et ses longues promenades. En le quittant, nous nous recommandâmes à ses prières. Nous ne pûmes voir la salle des Nymphes, où sont deux statues de marbre blanc, toutes nues, et très-belles; l’archevêque de Grenade en avait emporté la clef, craignant que la nudité et lamorbidezza(la mollesse) de ces deux figures, ne fissent des impressions trop vives sur la jeunesse déjà trop susceptible.
De l’Alhambra nous montâmes au Généraliffe. Ce mot signifie, en arabe, palais de la danse, du plaisir et de l’amour. C’était la résidence des sultans dans les mois d’avril et de mai. On y arrive par une montagne fort élevée, où les eaux vous environnent de toute part. Elles courent en torrent, vont former des cascades dans les cours, les jardins, les salles du palais. Les jardins sont en amphithéâtre, et les mêmes arbres prêtent encore aux Chrétiens les ombrages dont les Maures avaient joui autrefois. Nous nous assîmes sous deux antiques cyprès, nommésles cyprès de la Sultane, parce que les Gomel affirmaient que c’était sous ces arbres que la reine donnaitses rendez-vous à un Abencerrage. Ah! s’écria don Manuel, l’arbre du deuil, le beau et malheureux Cyparisse, couvrait de son ombre les mystères de l’amour! Heureux enfant d’Ismaël,[17]vous saviez jouir de la vie! mais vous avez disparu! Et toi, Grenade, ville superbe, reine du monde, tu n’es plus aujourd’hui qu’une beauté négligée et flétrie! Je lui dis qu’elle avait encore de beaux restes, qui méritaient nos regards. En effet, sur les hauteurs de l’Alhambra, vers la fin de décembre, nous jouissions des charmes du printemps. Un grand concours de monde, assis sur le gazon, s’y livrait à la joie et au repos. Nous voyions circuler les marchands de liqueurs, de gâteaux et d’autres friandises, et des femmes charmantes achevaient d’embellir ce lieu de délices.
Grenade a douze portes; elle est assise moitié sur les montagnes, moitié dans la plaine, et divisée en quatre quartiers. La noblesse, les négociants habitent celui qu’on appelle Grenade. Les maisons en sont belles; chacune asa fontaine et son jardin. Les principales rues sont voûtées, à cause des canaux qui conduisent l’eau dans les maisons: voilà pourquoi il est défendu aux carrosses d’y passer. On compte dans la ville, ou dans ses environs, jusqu’à dix mille fontaines. Sa population est de cinquante mille habitants, dont presque les deux tiers sont gens inutiles et désœuvrés, tels que gens de loi, moines et mendiants. Pour achever cette agréable journée, nous allâmes le soir à la comédie. La salle est d’une construction bizarre; les hommes occupent le rez-de-chaussée, et les femmes sont placées en haut, dans des galeries assez maussades. Nous ne pûmes rien entendre; la voix des acteurs était couverte par le bruit des briquets que les spectateurs battaient tour à tour pour allumer leurs pipes: c’était un feu roulant. Le dénouement de la pièce fut amené par un capucin monté sur un âne; après maintes grimaces et bouffonneries, il réunit les acteurs et les actrices deux à deux, et leur donna la bénédiction nuptiale.
Je dois citer une inscription qui honore la piété et l’humanité de ces Arabes dont les Espagnols abhorraient le culte, et qui pourtant adoraient le même Dieu: elle se trouve au-dessusde la porte de la maison d’un particulier, qui jadis fut un hôpital:
«Louange à Dieu! Cet hôpital, asile de miséricorde, fut construit pour les pauvres malades Maures. Il est là pour servir de monument à la foi et à la a charité de son fondateur, et il sera sa récompense, a lorsque Dieu héritera de la terre et de tout ce qui est a en elle. Ce fondateur est le grand, le renommé, le a vertueux Abi-Abdallad Mahomad; qu’il prospère en Dieu, ce roi zélé, ce bienfaiteur de son peuple! que a Dieu soit toujours avec Mahomet et ses adhérens!»
«Louange à Dieu! Cet hôpital, asile de miséricorde, fut construit pour les pauvres malades Maures. Il est là pour servir de monument à la foi et à la a charité de son fondateur, et il sera sa récompense, a lorsque Dieu héritera de la terre et de tout ce qui est a en elle. Ce fondateur est le grand, le renommé, le a vertueux Abi-Abdallad Mahomad; qu’il prospère en Dieu, ce roi zélé, ce bienfaiteur de son peuple! que a Dieu soit toujours avec Mahomet et ses adhérens!»
Voici une autre inscription arabe que nous trouvâmes sur la porte d’un couvent de franciscains, bâti sur une ancienne mosquée:
« Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu; que ces paroles soient sur ta bouche comme dans ton cœur! Dieu, à la sollicitation de son envoyé, abrégea le nombre des prières; ne songe pas à les diminuer.»[18]
« Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu; que ces paroles soient sur ta bouche comme dans ton cœur! Dieu, à la sollicitation de son envoyé, abrégea le nombre des prières; ne songe pas à les diminuer.»[18]
Je voulais partir le lendemain; mais don Manuel me demanda encore vingt-quatre heures pour reconnaître les dehors charmants de la ville. On voit bien, lui dis-je, que dona Clara n’est pas à Cordoue; vous seriez plus attiré par ses charmes que par ceux de Grenade: mais moi, la belle Séraphine, l’hymen et l’amour m’y attendent. — Mon cher, croyez-moi, calmez votre impatience; les fruits que l’on cueille dans l’été et l’automne ne valent pas les espérances du printemps. Au reste un seul jour nous suffira pour voir les naïades de la ville et de la campagne. Je voudrais y trouver les deux fontaines dont parle l’Arioste, l’une qui inspire l’amour et l’autre qui l’éteint. — Et de laquelle boirait votre seigneurie? — De la première, quand l’amour me rirait; et de l’autre, quand il me porterait trop à la tête. Cependant, pour vous engager a m’accorder cette journée, je vous promets un bon dîné chez les hyéronimites, qui ont un beau couvent que leur a fait bâtir le grand capitaine Gonsalves de Cordoue. — Vous connaissez donc un de ces Cénobites? — Oui, le révérend père gardien: c’est une connaissance nouvelle, d’hier seulement. — Et où l’avez-vous vu? — Nulle part, et lui-même n’a jamais entendu parler de moi; cependant, demain,je serai au nombre de ses amis, et il nous donnera un bon dîné, ce qui est une preuve irréfragable d’amitié. Il se nomme le père Polycarpe; c’est un véritable élu; il n’a ni l’éloquence ni l’ambition de saint Bernard, ni les visions de saint Jérôme, ni les ardeurs de saint Augustin; mais il a le zèle, la simplicité de saint Polycarpe son patron. Il a un frère à Barcelone, nommé don Pacome, qui porte l’uniforme des cordeliers. — Vous connaissez sans doute ce frère? — Pas plus que saint Polycarpe et saint Pacome; mais j’ai su hier soir qu’il est au nombre des moines et des animaux vivants; et dès que j’ai connu son existence et sa profession, je me suis lié d’amitié avec lui. J’ai appris qu’il aime beaucoup le café et la Malvoisie de Catalogne; qu’il a une très-belle voix de chapitre; et que don Polycarpe, son frère, compose des homélies dans le goût de feu l’archevêque de Grenade. — Comment savez-vous tout cela? avez-vous eu une révélation? — Oui, notreposaderoest l’ange qui m’a tout révélé. C’est un homme essentiel; il a la mémoire d’un botaniste ou d’un nomenclateur romain, et la curiosité et le parlage d’une sœur ursuline. Mais pour finir, demain je vous donne à dîner à onze heures chez donPolycarpe. Aux petits des oiseaux, Dieu donne la pâture. — Mais souvent il la refuse aux hommes.
Le lendemain, après avoir joui d’une matinée éclairée d’un beau soleil d’automne, et parcouru les environs de la ville, nous nous rendîmes au monastère des hyéronimites. Je me prêtais avec peine aux tours, aux plaisanteries du poète du Toboso; mais il était si gai, si pressant, si séduisant, qu’il m’entraînait malgré moi. Nous demandâmes don Polycarpe; un petit frère nous conduisit à sa cellule. Nous le trouvâmes occupé à l’éducation d’un perroquet, auquel il apprenait à prononcerave Maria purissima, Deo gratias. Dès qu’il nous aperçut, il quitta son élève, nous salua et nous demanda le motif de notre visite. Le fils d’Apollon lui dit, d’un air modeste et mesuré, que son frère don Pacome l’avait chargé de le voir en passant par Grenade, pour lui donner de ses nouvelles, et lui demander des siennes et de ses homélies. — Quant à ma santé, grâces à Dieu, elle est bonne; et pour mes homélies, j’en suis assez content. Vous venez donc de Barcelone? pourquoi ne m’a-t-il pas écrit? — Il avait une légère indisposition, causée, je crois, par l’usage immodérédu café. — Je le reconnais là: il n’est pas de lettre où je ne lui recommande d’y renoncer, ou d’en prendre rarement; mais je ne suis pas plus écouté que jadis le prophète Isaïe dans Jérusalem. Il prétend que le café ouvre l’esprit, en donne même au besoin. Chimère: est-ce que j’en prends pour composer mes homélies? — Votre réflexion est juste. — Il ajoute, pour se justifier, que les plus grands saints ont eu leurs faiblesses; que saint François de Salles aimait les fleurs; saint François Xavier, les voyages; sainte Catherine, les visions; sainte Thérèse, les romans; saint François d’Assise, les bêtes; et moi, dit-il en riant, j’aime le café. Mon frère fait de bonnes homélies, et moi de bon café. — Il nous a fait espérer que vous voudriez bien nous faire goûter quelques-unes de vos spirituelles productions. — Je ne ressemble pas au mauvais riche, je donne volontiers les fruits de mon jardin. Mais vous entendez la cloche qui nous appelle au réfectoire; dînez tous les deux avec nous. A quatre heures, je dois débiter une de mes homélies dans notre église; j’aurai une assemblée nombreuse de femmes et d’enfants. Je parlerai aujourd’hui de saint Polycarpe, mon patron, qui est resté quinze années sans se coucher, et qui s’asseyaitsur une pierre, sans s’appuyer, lorsqu’il était vaincu par le sommeil. Ce grand saint, répondit don Manuel, mérite d’avoir un lit de plume en paradis. Il lui parla ensuite de la voix sonore et brillante de don Pacome. Vous savez, lui dit-il, que l’on court en foule à l’église pour l’entendre officier? — Il me mandait, dans sa dernière lettre, que sa voix était un peu baissée. — Il a eu un léger enrouement, mais de peu de durée. Aujourd’hui, quand il chante au chœur, il fait encore trembler les vitres. — J’aurais besoin du charme de sa voix, et de la vigueur de sa poitrine pour soutenir mes homélies: phrase qu’il prononçait d’un ton modeste; mais cette modestie extérieure n’étouffait pas l’amour-propre de l’écrivain.
Nous descendîmes au réfectoire, occupé déjà par une vingtaine de moines qui nous accueillirent avec jubilation, présentés par le père gardien comme des amis de son frère, don Pacome. Nous dînâmes sur une table à part avec le père gardien; la chère fut assez bonne; le vin encore meilleur. On nous servit au dessert une assiette de glands dont le goût est plus agréable que celui de la noisette. Nous ne connaissons pas en France bette espèce de glands; c’est apparemment celle que portait, dans l’âged’or, l’arbre de Jupiter, et qui nourrissait les hommes de ce siècle fortuné,
Où, sous un chêne, on soupait galammentAvec de l’eau, du millet et du gland.[19]
Où, sous un chêne, on soupait galammentAvec de l’eau, du millet et du gland.[19]
Où, sous un chêne, on soupait galammentAvec de l’eau, du millet et du gland.[19]
Où, sous un chêne, on soupait galamment
Avec de l’eau, du millet et du gland.[19]
Nous bûmes à la santé de don Pacome et des cordeliers, et don Manuel et moi, à la santé de don Polycarpe, de Saint Jérôme et des hyéronimites. Le père gardien nous entretint de l’Alhambra, de la conversion des Maures et du cardinal Ximenès qui, après la prise de Grenade, en avait fait baptiser cinquante mille. Ce pieux cardinal, continua-t-il, voulut forcer tous les habitants du quartier nommé l’Alberjacin, d’embrasser notre sainte religion. Ils se soulevèrent; mais ils furent bientôt réprimés et condamnés comme criminels de lèze-majesté. Le cardinal, sensible et miséricordieux, et qui voulait conquérir des ames à Dieu, fitproposer aux rebelles la mort ou le baptême. Dieu toucha leurs cœurs, et tous acceptèrent le baptême.[20]Un jour, le saint cardinal, après avoir gagné les imans et les docteurs mahométans, se fit apporter tous les Corans et tous les livres arabes, quelque sujet qu’ils traitassent, et les fit brûler publiquement, sans épargner, malgré les plus pressantes prières, les reliures enrichies d’or et d’argent. Quelques livres de médecine échappèrent seuls à cette proscription.[21]— Certain Omar, dis-je alors, jadis enfit autant en Égypte. J’ai ouï dire que cette éminence était sujette à des accès d’une mélancolie si noire, qu’il était insupportable aux autres et à lui-même. — Je ne sais, reprit don Polycarpe, mais nous aurions besoin d’un autre Ximenès qui condamnât aux flammes ces romances, ces comédies, ces séguidilles et tous ces méchants vers qui innondent et corrompent l’Espagne. — Vous avez bien raison, dit don Manuel; vos homéliés suffiraient pour éclairer et sanctifier le monde. — Sont-elles un peu connues à Barcelone? demanda le père. — Sans doute; elles y sont encore plus goûtées que le café. Ce joli trait de flatterie fît sourire le bon père, et nous valut encore une bouteille de Malaga.
D’abord, après dîné, don Polycarpe nous mena à l’église pour nous faire voir le tombeau de Gonsalves de Cordoue, sur lequel était une inscription latine, dont voici la traduction:
«Ici repose Gonsalves Fernand de Cordoue, le plus grand capitaine de l’Espagne, et la terreur des Français et des Turcs».
«Ici repose Gonsalves Fernand de Cordoue, le plus grand capitaine de l’Espagne, et la terreur des Français et des Turcs».
Je m’avisai de demander à don Polycarpe s’il croyait que ce grand capitaine fût en paradis?—Per Christo, s’écria-t-il, qui pourrait en douter? Il a battu les Turcs et fondé ce monastère. Il prit alors congé de nous pour aller faire un peu de sieste, en attendant l’heure de l’homélie, nous priant de ne pas y manquer. Mais, dit-il à don Manuel, donnez-moi votre nom, afin que je parle de vous à mon frère, et que je le remercie de m’avoir procuré votre connaissance. — Je m’appelle don Estevan, y Francisco, y Antonio Caracalla. Le gardien écrivit ce nom sur ses tablettes. Lorsqu’il fut parti, je restai quelque temps rêveur devant la tombe de Gonsalves. — A quoi rêvez-vous? me demanda don Manuel. — Je cherche une inscription pour ce tombeau; au lieu de celle que nous y lisons, je voudrais y graver la maxime favorite de ce fameux personnage,
La toile de l’honneur doit être grossièrement tissue.[22]
La toile de l’honneur doit être grossièrement tissue.[22]
La toile de l’honneur doit être grossièrement tissue.[22]
La toile de l’honneur doit être grossièrement tissue.[22]
Je n’éprouvai pas, auprès de ce tombeau,la plus légère émotion; j’aurais gémi sur celui de Cicéron, de Virgile, de Christophe Colomb; j’arroserais de mes larmes la tombe de Louis XII et de notre Henri IV; mais celles de Ferdinand, d’Isabelle et de Gonsalves, ne m’inspiraient aucun intérêt. C’est que le génie, les talents, dépouillés du charme de la vertu et de l’humanité, attristent, révoltent le cœur loin de l’intéresser et de l’émouvoir.[23]
Eh bien! me dit le poète de la Manche, êtes-vous content de don Polycarpe, de don Antonio Caracalla? — Oui, j’en suis très-satisfait. Votre beau génie aurait inventé le cheval de Troye y si vous aviez été dans l’armée des Grecs. Reviendrez-vous entendre l’homélie de ce grand prédicateur? — Qui? moi? me répondit-il, agité comme la Pythie sur son trépied,
Non, vous verrez plutôt l’avare, an fond de l’ame,Préférer à l’argent les vertus et l’honneur:Vous verrez bien plutôt un époux et sa femme,Brûler, après dix ans, d’une constante flamme;Un poète modeste, un grand, plein de candeur,Une belle, à trente ans, nous avouer son âge,Que vous ne me verrez, de ce vieux sermonneur,Revenir écouter le pieux radotage.
Non, vous verrez plutôt l’avare, an fond de l’ame,Préférer à l’argent les vertus et l’honneur:Vous verrez bien plutôt un époux et sa femme,Brûler, après dix ans, d’une constante flamme;Un poète modeste, un grand, plein de candeur,Une belle, à trente ans, nous avouer son âge,Que vous ne me verrez, de ce vieux sermonneur,Revenir écouter le pieux radotage.
Non, vous verrez plutôt l’avare, an fond de l’ame,Préférer à l’argent les vertus et l’honneur:Vous verrez bien plutôt un époux et sa femme,Brûler, après dix ans, d’une constante flamme;Un poète modeste, un grand, plein de candeur,Une belle, à trente ans, nous avouer son âge,Que vous ne me verrez, de ce vieux sermonneur,Revenir écouter le pieux radotage.
Non, vous verrez plutôt l’avare, an fond de l’ame,
Préférer à l’argent les vertus et l’honneur:
Vous verrez bien plutôt un époux et sa femme,
Brûler, après dix ans, d’une constante flamme;
Un poète modeste, un grand, plein de candeur,
Une belle, à trente ans, nous avouer son âge,
Que vous ne me verrez, de ce vieux sermonneur,
Revenir écouter le pieux radotage.
Nous sortîmes enfin de Grenade; le premier regard de l’aurore nous vit en chemin pour nous rendre à Cordoue, où tendaient tous mes vœux, où la fidèle Séraphine devait me faire oublier les peines du voyage, m’enivrer des délices de l’amour. Nous traversâmes la plaine de la Vega (verger), qui a huit lieues de large et vingt-sept de circonférence. Elle est environnée de montagnes, de collines couvertes d’oliviers, de mûriers, de vignes et de citronniers, arrosée de plusieurs rivières et de quantité de ruisseaux qui serpentent sur des prés toujours fleuris. La nature y répand avec profusion ses richesses et tout son luxe, et cependant cette plaine délicieuse est le lieu de la terre où le sang humain a coulé avec le plus d’abondance, dans la longue lutte des Maures et des Chrétiens. Le fameux Rodrigue, roi d’Espagne, qui avait déshonoré la fille du comte Julien, y livra aux Maures la plus terribledes batailles: elle dura huit jours, d’un mercredi à l’autre; la nuit séparait les combattants, et la mêlée recommençait au lever du soleil. Rodrigue combattit en héros, il disparut et l’on n’a jamais su sa destinée. Au souvenir de tant de sang et de carnage, au milieu de ce verger si riant et créé pour les jouissances de l’homme, j’éprouvais un sentiment de tristesse; mon imagination voyait des torrents de sang, des membres épars et sanglants, des cadavres infects qui couvraient ces riches tapis de verdure et de fleurs. Et ce qui m’affligeait le plus, c’est que ce tableau m’inspirait de l’aversion et du mépris pour l’espèce humaine.
On compte vingt-deux lieues de Grenade à Cordoue: nous dînâmes à Alcala la Réal; notre calessero nous proposa d’apprêter notre dîné, en nous disant:Pereza llave de probreza.[24]Cet homme, âgé d’environ trente ans, avait un air robuste, des sourcils épais qui ombrageaient deux petits yeux pétillants, une barbe noire et touffue, un front vaste et proéminent, de larges épaules et une physionomie pleine demouvement. Tout annonçait un tempérament ardent et une ame vigoureuse. Pendant toute la matinée, il avait marché à côté de sa mule, l’air sombre et réfléchi, sans prononcer une parole. En préparant pour nous du mouton grillé, il apprêtait pour lui une soupe de pain assaisonnée avec de l’huile et trente gousses d’ail. Comment, lui dis-je, vous comptez vider cette vaste marmite? — Par saint François, le fondateur des franciscains et mon patron, je la digérerai aussi facilement que le prophète Mahomet digérait son dîné, quoiqu’il mangeât pour trois personnes, et que sa digestion se fît dans trois heures. Voilà une grande faveur du Ciel, lui dit don Manuel, surtout lorsqu’il donne les moyens d’acheter des livres. Mais, senor Francisco, vous êtes bien savant; comment connaissez-vous le grand prophète des croyants? —Debaxo de mala capa, suele aver buen vivido,[25]répondit le docte muletier. Mais le dîné est prêt, dînons; nous avons du chemin à faire. Ce repas fut aussi vite expédié que la messe d’un aumônier de château,et nous remontâmes en voiture. En gravissant par un chemin pénible et rocailleux, nous mîmes pied à terre pour être moins secoués et faire jaser ce Francisco qui paraissait avoir de l’esprit et une certaine éducation. Il nous dit, en nous entendant pester contre le chemin:Non si conosce il bene, si prima non si prova il male.[26]Francisco, lui dis-je, convenez-en franchement, vous n’avez pas toujours mené la mule et endossé le sarrau? — Non, par saint Jacques! tel que vous me voyez, j’ai porté le froc et la barbe de capucin. — Vous, capucin? — Oui, j’ai vécu quinze ans dans une capucinière, et neuf mois dans une fosse qu’ils nommentin pace, où ces boucs me firent jeter. — Il est donc vrai que cet horrible supplice existe dans les couvents? — Oui; j’en frémis encore de rage, et je me cache sous cet habit pour me venger de tous les capucins que je rencontrerai.Cada hormiga tiene su ira.[27]— Veuillez nous donner quelques détails sur cet horrible supplice. AlorsFrancisco, après avoir donné un coup de fouet à sa mule et l’avoir exhortée dans son langage à doubler le pas, commença ainsi sa narration: L’in paceest une fosse creusée en terre à quarante pieds de profondeur, sur trois ou quatre de largeur; c’est l’antre des taupes, inaccessible au jour, où l’on ne respire qu’un air humide et pernicieux.[28]Avant de m’y descendre, ou me fit comparaître devant le chapitre des longues barbes. Je m’assis sur une sellette, et l’on me lut ma sentence. Je ne sourcillai pas; je jetai seulement sur mes juges un œil de mépris et d’indignation. Après cette lecture, on me mena en procession, la croix me précédait; chaque capucin, tenant un cierge, psalmodiait leLibera. Ensuite, aprèsm’avoir aspergé d’eau bénite, on me descendit dans cet abîme infernal, où l’eau et un pain grossier étaient ma seule nourriture. — O fortune! ô vanité des vanités! s’écria don Manuel, un capucin devenir muletier! Ainsi Denis le jeune fut maître d’école à Corinthe; ainsi Persée, roi de Macédoine, fut promené en esclave dans Rome devant le char de son vainqueur. — Ainsi, ajoutai-je en riant, Cléopâtre et Marc-Antoine à Alexandrie, Pompée sur son rivage, Marius à Minturnes, éprouvèrent les caprices de la fortune. — Oui, vous avez raison, et cela est si commun, que ce n’est pas la peine d’en parler. — Je vivais, continua Francisco, dans la rage et le désespoir, implorant la mort à grands cris. Vingt fois j’ai voulu me briser la tête contre le mur; mais la religion, la peur de l’enfer et l’espoir de la vengeance me retenaient. Je n’étais plus qu’une momie, une ombre, lorsque la discorde vint souffler son venin dans l’ame de ces bipèdes enfroqués. Il s’agissait de nommer un supérieur: de-là les cabales, l’ambition, les injures, la haine; les partis en vinrent aux mains, armés de bâtons, de chaises et de bréviaires qui volaient à la tête des uns, des autres. Pendant ce combat, un jeune moine de mesamis, vint m’ouvrir mon cachot. Hélas! ma vie était épuisée, mes yeux ne pouvaient supporter la lumière, et mon libérateur était obligé de me traîner. A cent pas de la maison, je m’évanouis; heureusement nous étions près d’un ruisseau: le jeune moine m’en baigna le visage, et sa fraîcheur me rendit à la vie. Enfin, nous parvînmes à la chaumière d’un paysan charitable, qui me cacha dans son grenier pendant trois semaines. Une nourriture abondante et saine rétablit bientôt mes forces, et l’ardeur de la vengeance donna à mon ame une nouvelle énergie. Malheur aux capucins que je rencontrerai! J’en demande pardon à Dieu et à la Madonne: mais je suis Espagnol et moine, et, dussé-je périr, je les assommerai ou les couperai comme des chevaux entiers! Cet homme pensait comme la Cléopâtre de Corneille:
Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge!
Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge!
Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge!
Tombe sur moi le Ciel, pourvu que je me venge!
Nous lui demandâmes s’il pouvait nous confier la cause de la haine et du crime de ses confrères. — Vous paraissez des gens d’esprit incapables de me trahir, et la sérénité de votre physionomie inspire la confiance. Mesparents étaient pauvres et très-pieux. J’avais à peine atteint ma septième année, que je fus dévoué à saint François et revêtu d’un petit habit de capucin. A quinze ans, j’entrai dans cet ordre; j’étais doué d’une excellente constitution et d’un tempérament monacal qui se développait et s’irritait avec l’âge. Troublé, agité de mes nouveaux besoins, je les combattis avec courage et opiniâtreté. La religion, sans réprimer mes sens, jetait l’effroi dans mon ame. Je souffrais, ma tête s’égarait; si je rencontrais une jeune femme, elle me paraissait environnée d’étincelles. Je frémissais, je rugissais; la nuit, les songes épouvantaient ma conscience. Je me levais alors, me jetais au pied de la croix, et demandais pardon à Dieu du crime de la nature. J’eus des accès violents de frénésie. On me lia, et deux saignées copieuses calmèrent mes sens et rétablirent ma raison. Les pères me disaient que c’était le démon qui s’était emparé de moi, et que leurs prières l’avaient chassé de mon corps; mais ce démon revint bientôt avec la santé. Enfin, me promenant un jour à quelque distance du couvent, j’aperçus une jeune fille, assise devant sa chaumière; elle se leva et vint me baiser la main. Mille étincelles sortirentde ses yeux ou des miens; éperdu, hors de moi, je la serrai dans mes bras et mes lèvres pressèrent les siennes. Je ne vis, je n’entendis plus rien; mon ame s’évanouit. La jeune fille apercevant sa mère, m’en avertit et s’éloigna. Je me retirai poursuivi de l’image de la belle Antonia, et enflammé du baiser brûlant que j’avais savouré. Plus de repos, mon sang coulait à flots précipités et bouillonnait dans mes veines. Dans le silence de la nuit, je brûlais, je soupirais, je poussais des cris de fureur. Quelquefois j’étais près de succomber; mais la religion, armée de ses vengeances, m’arrêtait sur le bord de l’abîme. Quelquefois cependant je me disais: Les patriarches, ces élus du Seigneur, avaient des femmes, des concubines; Abraham reçut Agar dans son lit; Rachel et Lia, femmes de Jacob, lui amenèrent deux servantes. Les gens du monde ont des épouses, des maîtresses et le paradis sur la terre, et moi mon partage est l’enfer dans l’un et dans l’autre monde.
Je restai trois jours dans cet état convulsif, consumé comme un tison ardent de mes propres feux. Le quatrième jour je sortis de grand matin, entraîné malgré moi, ignorant où j’allais, tremblant de tous mes membres. Je metrouvai, sans le savoir, à la porte de la jeune Antonia. Elle était avec sa mère, qui me reçut avec le respect dû à la barbe et à la robe d’un capucin; mais le sourire de la fille me toucha plus que la vénération de la mère, qui sortit heureusement pour aller puiser de l’eau. Je demandais à Antonia si je pourrais la voir en particulier. Oui, me dit-elle; je vais porter des fromages à la ville, je passerai par le petit bois, et vous pouvez m’y attendre. Sur cet avis, je pris congé de la mère, et je courus au rendez-vous. Il était un peu écarté du chemin; ce bois était au pied d’une colline, une ombre épaisse et solitaire en fesait l’asile du mystère et du plaisir. J’attendis Antonia en me promenant à grands pas, dans une agitation, dans une lutte cruelle entre la crainte, le remords et le cri de la nature. Elle parut; l’étincelle qui met le feu au canon ne produit pas une explosion plus rapide que celle que j’éprouvai à l’aspect de cette nouvelle Ruth. L’ivresse, le délire, suspendirent toutes les facultés de mon ame; je m’égarai dans un ravissement extatique. Depuis ce jour mon existence fut changée: j’habitai un monde nouveau; le calme, la sérénité, rentrèrent dans mon ame; mon sommeil devint plus tranquille; lanature s’embellit à mes yeux; mes affections furent plus douces; j’aimais tous les hommes, je chérissais la vie dont le fardeau m’avait accablé; j’eus plus d’amour pour l’Être-Suprême; mon cœur satisfait, au lieu de prières, de vœux sombres et fanatiques, lui offrait l’hymne de la reconnaissance: j’étais heureux, mais je cueillais des fleurs sur un volcan. Le père gardien, rusé scélérat, suspectant le motif de mes fréquentes promenades, fit suivre mes pas; on découvrit le fortuné trésor que renfermait une pauvre cabane: ce vieux Sycophante résolut de me l’enlever, ou du moins de le partager avec moi. Il m’envoya avec un compagnon, sous un mauvais prétexte, à Ossuna, où nous avons un couvent. Le supérieur de cette communauté me retint quinze jours; et, n’ayant nul motif de me garder plus long-temps, il m’accorda mon retour, que je ne cessais de solliciter. Rentré dans ma capucinière, je me hâtai d’aller revoir ma chère Antonia; elle m’apprit les fréquentes visites du gardien, ses projets de séduction, son cynisme, ses promesses, ses offres pécuniaires pour ébranler sa fidélité. Ma mère, me dit-elle, le reçoit avec vénération; elle croit recevoir dans sa maison un envoyé du Ciel, un saint Vincent, unsaint Antoine. Je lui demandai à quelle heure il venait ordinairement chez elle; c’était l’après-dînée. Eh bien, lui dis-je, la première fois qu’il viendra, retenez-le jusqu’à la nuit: elle me le promit. D’après cette instruction, je guettai mon renard; et le jour que je le vis partir pour la chaumière, j’allai me tapir en embuscade derrière un rocher qui borde la route. Là je quittai ma robe, mes sandales, et, vêtu à la légère, armé d’un gros bâton, j’attendis ce hideux pécheur. Le crépuscule régnait lorsqu’il parut; je m’élance sur lui, et je donne à ses épaules une leçon qui dut faire une forte impression sur sa vieille ame. Il beugla, il cria au meurtre, à l’assassin. Quand je crus la correction assez forte, assez mémorable, je revins derrière mon rocher, repris mes habits, et, par un sentier détourné et plus court, je regagnai le couvent d’un pas rapide. Lorsque le révérend arriva, nous étions au réfectoire; il entre, pâle, défait, se traînant avec peine. Nous l’environnons, l’interrogeons; il répond qu’il a fait une chute dans un fossé, et qu’il a le corps brisé, moulu. Je lui conseillai d’aller se mettre dans son lit, et de se faire frotter la partie souffrante avec de l’eau-de-vie. Il me remercia avec l’air de l’amitié. Huit jours s’écoulèrentsans qu’il laissât échapper aucun signe de ressentiment. Je me crus hors du soupçon. Je repris ma sécurité, et retournai au petit bois consacré à l’amour. Des témoins apostés veillaient sur moi. Depuis quelques jours unex-votod’argent avait disparu d’une chapelle de la Vierge. L’infâme hypocrite assembla les vieilles barbes conventuelles, et fit entrer des témoins qui dénoncèrent mon libertinage. Le gardien s’écrie alors: Un crime en entraîne un autre; allons voir si l’ex-voto, enlevé dans l’église, n’aurait pas été volé par ce faux frère, qui, comme Judas, vendrait J. C. pour trente deniers. Il part soudain à la tête de ces vieux boucs; on entre dans ma cellule, on fouille, et l’on trouve l’ex-votodans ma paillasse, où ce misérable l’avait caché. Mon libertinage, mon vol prouvés devant ce consistoire infernal, ma perte fut décidée. A minuit, lorsque j’étais plongé dans un profond sommeil, quatre frères entrent dans ma chambre, se jettent sur moi, me lient les mains, et, après les cérémonies dont je vous ai parlé, je fus descendu vivant dans mon tombeau. Depuis, j’abhorre tous les capucins, tous les moines, et même je ne crois plus à la religion; je vis comme une bête, et je serai damné commeun chien. Ah! père Francisco, s’écria le poète de la Manche, pourquoi damnez-vous les chiens? Il n’y a chez eux ni capucins, niin pace, ni saint-office; ils ne font mal à personne, et vivent en honnêtes gens. Je crois que ce drôle-là, me dit don Manuel tout bas, est né sous le signe du scorpion. Laissons cela, reprit l’ex-capucin; j’aperçois de loinla pena de los Enamorados(le rocher des Amoureux): je vais vous conter leur histoire, plus tragique que la mienne.La buena posa quiebra el dia.[29]Dans le temps que les Maures régnaient encore à Grenade, un chevalier français fut fait prisonnier. C’était un homme d’une figure si agréable, il avait tant de grâces dans l’esprit et les manières, que le roi lui laissa sa liberté, et le traita avec beaucoup de douceur. Ce monarque avait une fille charmante, qui était à cette aurore de la jeunesse, où l’amour est le premier besoin du cœur. Bientôt, éprise de ce jeune Français, elle trouva le moyen de le voir et de lui découvrir ses sentiments. Il l’aima à son tour; la confiance, le plus grand charme de l’amour, resserra leur chaîne, et accrut leur bonheur.Ils en jouissaient en secret, sans penser que le glaive était suspendu sur leur tête. L’envie a sa demeure dans le palais des rois. Les courtisans soupçonnèrent l’intelligence des deux amants. Le soupçon malin est toujours certitude à la cour. Le bruit de cette intrigue mystérieuse parvint aux oreilles du monarque. Une des femmes de la princesse l’avertit de ce malheur. A cette nouvelle, tremblante, épouvantée, elle vit que la fuite seule pouvait sauver ses jours et ceux de son amant; elle le fit avertir. Celui-ci, au milieu de la nuit, vint l’attendre à une porte secrète du palais. La princesse arrive seule, monte en croupe, et, sous la garde de l’amour, ils courent dans la campagne. Hélas! l’amour les abandonna: ils étaient poursuivis. A la pointe du jour, se voyant au moment d’être atteints, ils gravirent sur ce rocher fort élevé, qui fut bientôt entouré par les satellites du prince. Alors ces tendres et malheureux amants, morts à l’espérance et au bonheur, se font les adieux les plus touchants, se donnent les derniers baisers; après quoi, enlacés, serrés dans les bras l’un de l’autre, ils se précipitent du haut du rocher, et la mort termina leur amour et leur vie. Mais,senores, continua le père don Francisco, remontezdans la voiture, et marchons: les oiseaux commencent à chanter, et nous annoncent le coucher du soleil, et nous devons souper à labaena.
Nous y arrivâmes épuisés de fatigue et de faim. Le cabaret et le soupé étaient, comme à l’ordinaire, fort mauvais; mais l’ex-capucin nous amusa par ses récits.
Il nous éveilla dès l’aube matinale en nous criant:Exurge Domine. Notre toilette fut bientôt faite, et nous voilà en marche pour Cordoue. J’étais radieux de joie et d’espérance; j’allais enfin revoir la beauté que j’aimais, que j’adorais, et qui allait combler mes vœux et me donner une nouvelle existence. Vers le soir, lorsque j’aperçus les tours de la ville, je m’écriai: Je jouirai de sa présence! Nous voici, me dit don Manuel, chez les descendants des Vandales, qui appelèrent ce royaume Vandalousie, d’où dérive le nom d’Andalousie. Votre belle Séraphine descend peut-être d’un Vandale. — Mon cher poète, nous venons tous de loin, et nous devons tous être également fiers ou également humbles.
Il était nuit close quand nous entrâmes dans la ville. Descendus à laposada, nous fîmes nos adieux à l’ex-capucin, en lui recommandantla toison de ses confrères. Il nous promit de les tondre en habile barbier, et de se faire un oreiller de leurs barbes.
Si près de l’objet de mes vœux, au moment de le revoir, il était difficile de jouir du sommeil: toute ma nuit fut agitée par les rêves de l’espérance, par l’image de Séraphine, et l’attente d’un jour si fortuné. Ces pensées, mon impatience, retardaient la marche des heures; je craignais une nuit éternelle. Fatigué de ma couche, j’épiai à ma fenêtre le lever de l’aurore. Dès qu’elle parut, je commençai ma toilette; je me promenai dans ma chambre, en attendant la neuvième heure. Enfin elle sonna, et je partis. Don Manuel me recommanda de ne pas l’oublier dans l’ivresse de l’amour. Vous savez qu’Horace a dit: