Chapter 8

Après le dîné, le comte nous lut la lettre qu’il écrivait à don Fernandès.

«Cessez, monsieur, de creuser votre tombeau, le bonheur peut renaître pour vous. Le père don Augustin, qui vous remettra cette lettre, vous apprendra l’asile où votre femme verse tous les jours des larmes amères sur vos communs malheurs. Ce vénérable religieux vous affirmera la vérité de mon récit. J’étais épris depuis long-temps de la fille du marquis de Galvez, aujourd’hui mon épouse. Dona Francisca favorisait notre inclination, et vos soupçons ont outragé la vertu la plus pure. Elle vous a donné un enfant sept mois après votre départ; elle est retirée à la campagne avec lui et sa mère: je vous exhorte à revenir auprès d’une épouse aussi sensible que vertueuse. Venez tarir ses pleurs et finir ses malheurs et les vôtres.»

«Cessez, monsieur, de creuser votre tombeau, le bonheur peut renaître pour vous. Le père don Augustin, qui vous remettra cette lettre, vous apprendra l’asile où votre femme verse tous les jours des larmes amères sur vos communs malheurs. Ce vénérable religieux vous affirmera la vérité de mon récit. J’étais épris depuis long-temps de la fille du marquis de Galvez, aujourd’hui mon épouse. Dona Francisca favorisait notre inclination, et vos soupçons ont outragé la vertu la plus pure. Elle vous a donné un enfant sept mois après votre départ; elle est retirée à la campagne avec lui et sa mère: je vous exhorte à revenir auprès d’une épouse aussi sensible que vertueuse. Venez tarir ses pleurs et finir ses malheurs et les vôtres.»

Le comte remit cette lettre à don Manuel, avec une bourse de cent piastres poursubvenir aux frais du voyage de don Augustin, et de don Fernandès. Il me pressa beaucoup d’accepter un logement chez lui; je le refusai pour garder ma liberté: je lui promis de venir à sa table me dédommager des privations que je m’imposais.

Le lendemain, à la pointe du jour, don Augustin était à notre porte, avec une voiture. J’embrassai tendrement don Manuel, qui me dit, en me pressant dans ses bras: Cher Oreste, tu reverras bientôt Pylade vainqueur du farouche Thoas. Je lui donnai une lettre pour don Pacheco, et lui promis d’aller l’attendre à Cordoue. Don Augustin m’assura qu’ils y seraient dans quinze jours.

Le départ du jovial improvisateur me rendit cette matinée bien triste: peut-être des vapeurs qui voilaient le beau soleil de ces climats augmentaient ma mélancolie: il suffit d’un léger nuage au physique comme au moral pour troubler la sérénité de notre ame. Pour dissiper ou promener ma tristesse, j’allai au faubourg de Triana; la rêverie et la mélancolie m’y suivirent. Séraphine, Cécile, dona Rosalia tour-à-tour occupèrent ma pensée. Cette tendre et aimable Cécile, me disois-je, elle a disparu comme une ombre légère, comme ce phosphoresqui brillent un moment dans les airs: Séraphine est aussi perdue pour moi. Que sont devenus ces beaux jours où sa voix douce, harmonieuse m’appelaitmi corazon, mio enamorado(mon cœur, mon amant); où ses regards tendres, expressifs pénétraient mon ame d’amour et de volupté! Aujourd’hui ses regards, ces doux noms s’adressent à un autre. O femmes! ornement de la terre! délice et tourment de la vie! Du moins, si j’étais auprès de Rosalie, elle est sensible et malheureuse comme moi! Hélas! mon cœur n’a pas un être sur lequel il puisse se reposer! Las de me promener, j’allai m’asseoir auprès de la fontaine où sont les statues d’Hercule et de César. Que de pensées me fit naître l’image de ce dernier! Je songeai à dix ans d’activité et de travaux dans les Gaules, au passage du Rubicon, à la bataille de Munda, de Pharsale, à son ambition effrénée, et puis je le vois tomber, à l’âge de cinquante-six ans, sous le poignard de ses ennemis. C’était bien la peine de naître et de porter le flambleau de la guerre au sein de sa patrie pour lui ravir sa liberté. Le maréchal de Gassion disait qu’il fesait trop peu de cas de la vie pour la communiquer à d’autres: on ne peut méditer sa pensée sans être de sonavis. Lorsqu’on lit l’histoire avec un peu d’attention et de philosophie, que l’on voit cette vaste scène de guerres, d’atrocités, de perfidies, de massacres; tant de personnages agités, emportés par leurs passions, toujours occupés de projets de fortune, de grandeur, de domination, se succéder rapidement, et s’engloutir dans l’abîme de l’oubli, ne croit-on pas lire l’histoire des fous de Bedlam? Quel œil pourrait distinguer aujourd’hui la cendre d’Achille et d’Agamemnon de celle d’Irus et de Thersite? Accablé de ces réflexions et du poids de ma tristesse, je sentais le besoin de répandre des larmes, lorsqu’un jeune homme m’aborda. Son visage était pâle, défait; son habit paraissait la livrée de la pauvreté. Monsieur, me dit-il, je vois à votre uniforme, et de plus à votre air national, que nous sommes compatriotes. — Vous êtes Français, sans doute? — Oui, Français bien malheureux. — Puis-je vous être utile? — Vous allez en juger: voici mon histoire. Je dois rougir en vous la contant; mais l’aveu de ma faute, ou plutôt de mon crime, est déjà une punition que je m’impose. Je suis fils d’un avocat de Toulouse. A l’âge de vingt-deux ans, je devins éperduement amoureux de la femme d’un libraire,une Vénus pour la beauté, une Messaline pour les mœurs. Son mari, vieillard jaloux, mais homme de mérite, fermait avec une extrême rigueur les avenues de sa maison; sa femme, aussi impatientée que moi des obstacles que l’on nous opposait, me proposa de l’enlever: j’hésitai quelque temps. La timidité, la pudeur m’arrêtaient au bord de l’abîme; mais l’amour et les sollicitations de Julie étouffèrent la voix de l’honneur et du devoir. Je dérobai à mon père une somme de cent louis, et Julie emporta de son côté bijoux, argent, vaisselle, tout ce qu’elle put saisir à son époux. Nous nous réfugiâmes à Madrid, où l’amour, les plaisirs, la bonne chère, en nous étourdissant sur l’avenir, dissipèrent bientôt la plus grande partie de nos vols domestiques. J’avais étudié en médecine, et je proposai à Julie d’aller, avec les débris de notre fortune, nous établir dans une petite ville d’Espagne, où je pourrais exercer ma profession de médecin; elle approuva mon projet. Le lendemain elle me pressa beaucoup d’aller à la comédie pour me distraire; mais une migraine assez forte l’empêchait de m’y suivre. A mon retour je ne retrouvai plus dans notre logement, ni ma femme ni le reste infortuné de notre pécule, ce qui me confirmason évasion. Je me consolai aisément de sa perte. Les liaisons formées par le crime, amènent tôt ou tard la haine et les remords. Je ne fis aucune recherche; je vendis les meubles qu’elle n’avait pu emporter, et me rendis à Badajoz, où un homme que j’avais connu à Madrid me présenta à ses connaissances en qualité de médecin: en Espagne, la charlatanerie en impose aisément; tout homme y a le droit de s’ériger en Esculape. J’eus d’abord quelques pratiques, et je fis des cures. Cela me valut de petits honoraires, qui, avec beaucoup de frugalité, suffirent à ma subsistance; mais un jour ayant été appelé pour le fils de l’alcade, jeune homme fort aimé dans la ville, je pris sa maladie pour une attaque d’apoplexie; je le fis saigner deux fois: malheureusement c’était une indigestion qu’il avait. Lorsque les parents le virent à l’extrémité, ils firent venir un véritable docteur, qui leur apprit ma bévue en me traitant d’empirique, d’ignorant et de gavache: mais ce qui acheva de me perdre dans l’opinion publique et d’irriter les esprits, c’est la délation d’une vieille femme qui me servait, et que je renvoyai pour soupçon de vol: elle déclara qu’un vendredi j’avais mangé une côtelette de mouton, et qu’un dimanche je n’avais pas entendula messe; que par conséquent j’étais juif ou musulman. Cette grave accusation, jointe à la mort du fils de l’alcade, échauffèrent tellement les esprits, qu’hommes, femmes et enfants vinrent assiéger ma porte, criant à l’hérétique, à l’assassin; ils étaient armés de bâtons et de pierres. Heureusement le derrière de la maison donnait dans une rue très-étroite et peu fréquentée; le premier étage n’était pas élevé, et je me déterminai à sauter par la fenêtre: par bonheur je tombai sur un monceau de fumier. La chute cependant fut un peu rude; je restai un quart-d’heure sans pouvoir me relever; mais enfin la peur me rendit mes forces, et de détour en détour, je m’échappai de la ville. Lorsque je fus hors de danger, je m’assis sur une pierre où les réflexions les plus cruelles vinrent m’assaillir; je me voyais sans argent, sans appui, loin de mes parents, de ma patrie, et flétri par une action criminelle: vingt fois j’ai voulu terminer ma fatale existence; mais la religion et peut-être l’amour de la vie, ont retenu mon bras. Je poursuivis mon chemin, avec l’intention de rentrer en France. J’allai à Tolède; de là je vins à Séville, frappant à la porte des couvents pour demander du pain. J’avouerai en l’honneur des moines et de la générositéespagnole, que les aumônes ont été plus que suffisantes. Mais le chagrin, l’humiliation et la fatigue du voyage, altérèrent ma santé; et en arrivant à Séville, dévoré par la fièvre, j’ai été obligé de me présenter à l’hôpital, où l’humanité, la charité chrétienne m’ont prodigué leurs soins et leurs secours. Je n’en suis sorti que depuis hier. J’ai beaucoup souffert; mais je mérite mes souffrances. — Votre récit est fort touchant, et vous payez bien chèrement la faute d’un jour. Mais que puis-je faire pour vous? — Me prêter quelqu’argent pour retourner dans ma patrie. — Combien vous faut-il? — Trois louis. — C’est bien peu; cette somme ne vous suffira pas. — Pardonnez-moi; c’est assez pour un homme qui voyage à pied et aux dépens des autres. Je lui en offris cinq; il ne voulut jamais en accepter que trois. Il me proposa de me faire son billet: je le refusai, en lui disant que je passerais bientôt par Toulouse, et qu’il me rembourserait. Il me remercia avec la sensibilité et la joie d’un cœur qui sort de la misère et d’une situation douloureuse; et moi j’allai dîner chez le comte d’Avila, moins oppressé et soulagé par le plaisir d’avoir obligé un compatriote malheureux.

Je dois ici le portrait de la comtesse d’Avila,qui m’accueillait avec cette politesse douce et aisée, que l’usage du monde perfectionne, mais qui prend sa source dans le cœur. Dona Éléonora, un peu maigre, le teint pâle, attirait les regards par l’éclat de ses yeux, et une physionomie intéressante, et la grâce de ses mouvements. Elle lisait l’idiome français, l’ânonnait un peu et aimait à le parler.

Elle était très-attachée à son mari, fesait peu de cas des moines, et, chose étonnante pour une Espagnole, elle croyait que la vertu et l’humanité ouvraient, dans toutes les religions, les portes du Ciel; elle aimait la lecture, et lisoit de bons livres; mais la vivacité de son esprit nuisait à son attention; elle accusait sa mémoire du peu de fruits de ses lectures. A tort, lui dis-je un jour, vous inculpez cette faculté; vous retiendrez ce que vous lirez attentivement. Mais les femmes lisent comme bien des hommes voyagent; ils courent la poste, traversent rapidement les villes, les campagnes, brûlent d’arriver à l’auberge, et en rentrant dans leur patrie, semblent avoir bu des eaux du Léthé. La comtesse aimable, spirituelle, et d’un caractère heureux, comme le soleil avait ses taches;

Car à l’humanité, si parfait que l’on fût,Toujours par quelque faible on paya le tribut.

Car à l’humanité, si parfait que l’on fût,Toujours par quelque faible on paya le tribut.

Car à l’humanité, si parfait que l’on fût,Toujours par quelque faible on paya le tribut.

Car à l’humanité, si parfait que l’on fût,

Toujours par quelque faible on paya le tribut.

Elle avait hérité de son père l’orgueil de la naissance; elle croyait l’organisation d’un gentilhomme bien supérieure à celle d’un roturier. Elle me demanda un jour si Voltaire et Racine étaient gentilshommes; je lui répondis qu’ils étaient les premiers de la nation, et que les beaux génies avaient une origine céleste. Elle avoit beaucoup d’esprit; mais le désir d’en montrer la jetait quelquefois dans l’affectation, et détruisait ce beau naturel, cet heureux abandon qui fait le charme de la conversation et le délice de la société. Ce désir de briller lui fesait citer à tort et à travers des faits qu’elle ignorait ou qu’elle savait mal. Elle aimait peu la compagnie des femmes; et habile à saisir leurs ridicules ou leurs défauts, elle les raillait avec un ton plaisant et malin, mais sans aller jamais jusqu’à la méchanceté: au reste, ses vertus, sa générosité, sa fidélité en amitié et dans le mariage, couvraient toutes ses imperfections.

Pendant le dîné elle me demanda si je m’étais armé contre le carême qui approchait,d’une bulle de laCruzada? Je ne prends, lui dis-je, les armes que contre mes ennemis, et le carême et moi nous sommes très-bien ensemble; mais daignez me faire connaître cette bulle, dont j’entends parler depuis quelque temps.

LaCruzada, me dit le comte, permet de manger en carême du laitage et des œufs; un officier-général paie cette permission deux réaux, un colonel, un réal; mais vous serez le maître de donner davantage. Cette bulle fut publiée en 1509, par Jules II, et le produit en fut affecté aux rois d’Espagne, pour payer les frais de la guerre contre les Maures. Ceux-ci n’existant plus, cet impôt s’est glissé insensiblement dans la caisse de Saint Pierre. Un confesseur refuserait l’absolution à quiconque n’aurait pas acheté cette bulle. Mais aucun Espagnol n’est assez hardi pour s’en passer. — Ils sont plus braves, repris-je, devant un régiment d’ennemis que devant une compagnie de moines. — Messieurs les Français, vous riez de nos superstitions, mais n’avez-vous pas votre jansénisme, votre bienheureux Pâris, votre bulleUnigenitus, vos convulsionnaires, votre quiétisme, vos billets de confession? — J’en conviens; mais le vent a bientôt changé et emportéles brouillards qui offusquaient notre raison.

La comtesse me proposa de me mener passer la soirée chez dona Bianca Aladera, qui paraissait me voir avec plaisir, et qui disait quelle ne trouvait rien d’aussi aimable qu’un officier français. J’allai donc chez dona Bianca, qui m’accueillit avec le sourire le plus flatteur. Elle me réserva pour jouer à l’ombre avec elle, jeu que je savais très-mal. Son pied rencontra le mien sons la table, ce qui m’embarrassa, car je rougis, et quoiqu’elle fût jeune et jolie, je ne fus nullement tenté de lui répondre; la plaie de la perte de Séraphine était encore bien ouverte; et d’ailleurs je dédaignais ces amours impromptus, enfants du caprice et du désir. La partie finie, elle me plaça à ses côtés. Quand son mari entra, c’était un homme bien fait et d’une physionomie heureuse, elle me dit tout bas: Voilà mon mari, c’est un très-honnête homme, mais il est jaloux; il faut nous observer: et elle s’observa si bien qu’elle ne me parla plus que par ses regards, que j’aurais trouvés fort éloquents, si mon cœur avait été disposé à les entendre. Quand je me retirai, elle m’invita, tout bas, à me rendre le lendemain matin, vers les dix heures, à sa paroisse,que là nous causerions ensemble après la messe. Je lui répondis que j’avais des engagements qui m’empêchaient de profiter de ses bontés et de la messe. Depuis, dona Bianca Aladera a dit beaucoup de mal des Français, et de moi particulièrement.

Retiré dans ma chambre, le lendemain après mon déjeûné, un valet de chambre, qui écorchait la langue française, vint me demander si milord Dorset, arrivé hier au soir, pouvait venir mefréquenter. Je répondis qu’il me ferait beaucoup d’honneur. Peu de temps après milord entra, et me dit, dans mon idiome, qu’il avait appris de l’aubergiste qu’un officier français était logé chez lui, et je crois, ajouta-t-il, que votre nation et la nôtre sont faites pour vivre ensemble; la guerre, la politique des gouvernements, ne doivent pas désunir les individus des premières nations du monde. — Je crois, milord, lui dis-je, qu’un Espagnol ne déparerait pas notre société. Il me dit que depuis seize mois il voyageait en Espagne, qu’il avait vu Lisbonne, Madrid, touslos sitios reales(les maisons royales); qu’au palais de l’Escurial, un grand seigneur lui avait dit avec emphase, que ce superbe monument avait été bâti par Philippe II, en commémoration dela victoire de Saint-Quentin, remportée sur les Français, et qu’il avait répondu: C’est fort bien; mais vous auriez dû l’abattre après la bataille de Rocroi; à présent, continua milord, je viens de Cadix; croiriez-vous que l’on m’a chassé de Varna, moi et mes gens? L’un d’eux, qui est Allemand, étant allé acheter quelques bouteilles de vin, l’alarme s’est répandue dans la ville, le peuple s’est ameuté, criant que les Allemands allaient boire tout le vin du pays. On a poursuivi mes gens à coups de pierre; je voulais sortir l’épée à la main, mais l’hôte, sa femme et leurs deux filles, m’ont arrêté et supplié de réprimer ma colère, pour éviter une scène désastreuse. Le peuple n’a été rassuré qu’après mon départ. Par Saint Georges, les Espagnols sont des êtres bien singuliers! je ne suis pas étonné que nous les battions sur mer, et que nous prenions tous leurs saints métamorphosés en vaisseaux,[57]à l’inverse des vaisseaux d’Énée qui furent changés en nymphes. — Prêtez-leur un Cromwel pendant vingt ans, ensuite un Frédéric II de Prussependant vingt autres années, et ces saints seront pour vous changés en requins. Rappelez-vous quelle vigueur a déployée l’Espagne sous le ministère du cardinal Albéroni; l’Europe en fut étonnée. Je lui demandai s’il devait faire un long séjour à Séville? — Un jour seulement pour voir la cathédrale et la ville. Je m’offris de l’accompagner. — Vous me ferez très-grand plaisir, dit-il, à condition que vous accepterez un mauvais dîné; car dans ce pays, ils ont des légions de moines et pas un cuisinier; de superbes églises et de mauvais chemins. Leurs saints, leurs madonnes font tous les jours des miracles, et les laissent mourir de faim. Ils ont un excellent territoire et une mauvaise culture, beaucoup de théâtres et pas une bonne pièce. — Milord, fesons grâce à la faiblesse de leur gouvernement, en faveur de leur caractère; car je pense que les Espagnols et les Suisses sont les nations de l’Europe où l’on trouve le plus de franchise, de grandeur d’ame et de probité. Il convint que je pouvais avoir raison, et qu’il avait connu nombre d’Anglais qui estimaient beaucoup la nation espagnole. Je le quittai un moment pour aller prévenir le comte d’Avila que je ne dînerais pas chez lui.

Milord Dorset voyageait pour se défaire d’une passion malheureuse: il aimait éperduement la femme de l’un de ses amis, auquel il avait rendu des services signalés; et il ne voulait pas souiller ses bienfaits, en abusant de sa confiance, de son amitié et de sa reconnaissance: et redoutant la séduction de l’amour et le danger de l’occasion, il avait brusqué son départ de Londres, pour se distraire en parcourant l’Europe. Il était ce qu’on appelle fataliste: les hommes selon lui étaient des automates sous la main de la Divinité: Dieu, disait-il, ayant réglé l’harmonie, le cours des astres, le mouvement périodique de l’univers, ne peut avoir abandonné les événements futurs au caprice des hommes. Je lui répondis: Dieu a mis en moi l’intime persuasion que je suis libre; voudrait-il me tromper? Cette idée est incompatible avec sa bonté et sa justice: l’idée de la liberté m’honore à mes propres yeux, et m’excite à la vertu: je ne puis, il est vrai, l’accorder avec sa prescience; mais tant de choses sont si impénétrables à ma raison, qu’elle se soumet en avouant sa faiblesse. — Dans l’incertitude d’un choix à faire, votre volonté vous décide, n’est-ce pas? — Sans doute. — Et d’où émane cette volonté? On litdans les livres saints, que Dieu a créé Cyrus, Alexandre, inspiré Moïse, illuminé ses apôtres, pour l’exécution de ses vastes desseins; et s’il est démontré qu’il est l’auteur, le principe des pensées de tout ces grands personnages, pourquoi supposez-vous qu’il dédaigne assez les autres hommes pour les abandonner à leur libre arbitre? car enfin, si le père de Cyrus avait pu se dispenser de lui donner l’existence, si un homme avait été le maître de l’étouffer dans son berceau, il n’aurait pas conquis la Perse et renvoyé les Juifs à Jérusalem, pour rebâtir leur temple, selon la prédiction d’Isaïe. Donc, il était impossible que tout ce que Dieu avait arrêté n’arrivât pas. Mais nous voici devant la cathédrale; ce que nous y verrons sera plus compréhensible pour nous.

Milord admira cette superbe basilique, et me dit qu’après Saint-Pierre de Rome, Saint-Paul de Londres et Sainte-Sophie de Constantinople, c’était le plus bel édifice élevé à la Divinité. Nous étions environnés des messes que l’on disait dans les chapelles. Milord, quoique déiste, grand prôneur de la religion naturelle, s’agenouilla à l’élévation, et s’inclina respectueusement. Au sortir de l’église, je lui dis que j’avais été édifié de sa dévotion. —J’ai, me dit-il, mes opinions, mes principes; mais je respecte ceux des autres. Fronder la religion dominante d’un pays, c’est affecter de la supériorité sur les habitants; c’est attaquer leur amour-propre dans ses plus douces illusions: de plus, la religion étant sous l’influence du gouvernement, tout homme qui l’insulte ou la brave publiquement, mérite d’être puni. Si j’étais à Constantinople, je conviendrais que Mahomet est le plus grand des prophètes, et que la lune est entrée dans son manteau par la manche droite, et sortie par la manche gauche, et que l’ange Gabriel l’a conduit dans le ciel sur la jument Borack.[58]Nous montâmesjusqu’au haut du clocher de cette basilique,où nous jouîmes de la superbe perspective de la ville et de la campagne. Après nous être rassasiés de cette vue, nous allâmes voir lalonja(la bourse). Milord me dit en arrivant,terret solitudo et tacentes Loci. Jadis cet édifice était autant fréquenté que la bourse de Londres; mais le commerce, comme certains fleuves, change souvent son cours: celui de Venise, de Gênes, Pise, Séville, n’est plus qu’un faible ruisseau: peut-être un jour la Tamise ne portera que des bateaux de pêcheurs. La Lonja, continua milord, est aujourd’hui l’antre de la Chicane; l’on destine cet édifice à servir d’entrepôt à tous les papiers relatifs à l’Amérique espagnole. Séville avait autrefois cent trente mille personnes occupées aux manufactures de soie: aujourd’hui, cette population est bien diminuée. Cette ville était, sous les Maures, la capitale du plus beau royaume d’Espagne: lorsque l’on pense à cette nation brillante qui réunissait les arts, les sciences, le commerce, la valeur, la galanterie, le luxe et les plaisirs, l’on est fâché que les descendants des Goths les aient renvoyés en Afrique. Cependant Séville est encore une des villes les plus considérables de l’Espagne. Le voisinage de la mer et le Guadalquivir larendraient encore très-florissante, si le monarque y fixait sa résidence, et elle l’emporterait sur bien des capitales par la fertilité de son terroir, et la douceur de son climat. La flotte d’argent y arrive des Indes au mois d’août, et repart en avril; son arrivée emploie plus de six cents ouvriers; mais allons nous promener aux bords de la rivière.

Il y a sur ces bords une allée de cinq files d’ormeaux touffus, arrosés par de petits canaux. On y trouve des fontaines et des siéges; à chaque extrémité on a élevé deux grands obélisques. La nuit une file de lumières des deux côtés, rendent cette promenade très-agréable. Milord disait que Séville était le paradis terrestre pendant les deux tiers du jour, et le purgatoire depuis dix heures du matin jusqu’à cinq heures du soir. Nous vîmes passer le carrosse de l’archevêque, attelé de six mules, conduites par deux postillons. Savez-vous, me dit-il, pourquoi les cochers, en Espagne, ne montent plus sur leurs siéges? — Non, milord; je ne sais si cet usage vient des Goths ou des Maures. — Ni des uns, ni des autres; c’est depuis que le cocher du duc d’Olivarès entendit de son siége un secret que ce ministre confiait à son ami.

A trois heures après midi l’appétit nous pressant, nous allâmes chercher le dîné; nous le fîmes dans la chambre tête à tête. La conversation de milord Dorset était très-intéressante; il avait beaucoup voyagé, vu et observé en philosophe: je lui demandai quelle était la nation, après la sienne, qu’il estimait le plus. Il sourit et me répondit: C’est la vôtre, parce que, d’abord, après nous, pardonnez ma franchise, vous êtes la nation où il y a le plus de raison et de philosophie. Vous l’emportez sur les Anglais par les grâces de l’esprit et des manières, par ce que nous appelonsyumor;[59]mais vous êtes plus frivoles, plus inconséquents, et malgré votre légèreté et votre enjouement, vous avez un reste de turbulence, d’inquiétude et de férocité que vous avez hérité des Celtes et des Gaulois vos ancêtres. Quant à la bravoure, je crois que toute les nations de notre continent sont également braves; le succès des batailles dépend de l’habileté des généraux, et de l’enthousiasme et de la confiance qu’ils saventinspirer à leurs troupes, et souvent de cet être inconnu nommé lehasard. J’aime le courage et la fierté des Espagnols; mais ils sont subjugués par la superstition et la paresse: le souverain bien pour eux est de dormir pendant la chaleur, de respirer le frais au coucher du soleil, de prendre du chocolat, de faire l’amour, d’assister aux processions et aux cérémonies de l’église. J’ai vu quelquefois des centaines d’hommes, enveloppés dans leurs manteaux, appuyés contre un mur, ou dormant à l’ombre des arbres. — Cette vie n’est peut-être pas si malheureuse; l’ambition, la soif des richesses, des plaisirs, la vanité, agitent l’existence sans la rendre plus agréable: il vaut mieux, je pense, naviguer sur un fleuve qui entraîne doucement, que sur une mer orageuse. Je rencontrai un jour un paysan assis au frais sous un figuier; je lui demandai ce qu’il fesait là? — Je vois passer le temps, me dit-il. Je réfléchis sur cette réponse, et je compris que cet homme voyait avec le même plaisir l’écoulement du temps, que l’on voit celui d’une rivière; il en jouissait, tandis que nous, il nous dévore, et souvent nous accable. Vous avez séjourné à Lisbonne, quel est le caractère des Portugais?— Je devrais vous en faire l’éloge, car ce sont nos alliés et nos amis. — Et vos pères nourriciers. — Je vais vous conter une aventure galante que j’ai eue dans ce pays-là, et quelques cérémonies religieuses qui vous donneront une idée des mœurs et du caractère des Portugais.

Huit jours après mon arrivée à Lisbonne, je fis la conquête d’une belle veuve. Ma qualité d’hérétique, car elle m’appelait son cher hérétique, l’inquiétait beaucoup. Je lui dis un jour que je me ferais papiste, même mahométan, pour lui plaire, et qu’elle m’avait rendu idolâtre, car je l’adorais. Enfin, au défaut de san Jago et de san Joseph, dont elle me parlait sans cesse, j’eus l’amour pour moi: elle m’avoua, après sa défaite, qu’elle ne m’aimait que dans l’espoir de me convertir. Nous entrâmes en carême; elle me demanda si je fesais maigre? Oui, lui dis-je, quand on me sert du bon poisson. A ces mots elle garda le silence, en poussant de longs soupirs. Qu’avez-vous,senora, lui dis-je? — Un grand chagrin: je vous aime, et vois, avec douleur, que vous serez damné. — Eh bien, donnez-moi le paradis dans ce monde; quant à l’autre, c’est mon affaire. Les huit derniers jours de carême elle m’interdit sa présence. Elle passa cette semainedans les prières, dans les églises, dans le confessionnal et dans le jeûne. Elle suivait toutes les processions, allait baiser toutes les reliques, toutes lesMadonnes, enfin elle se jetait dans des cérémonies si bizarres, si superstitieuses, que je crois qu’elle n’était pas Chrétienne. Les Espagnols et les Portugais se font des saints et des dieux comme les nègres se font des fétiches.[60]Ma dévote avait sur son sein sa petite vierge d’ivoire, comme votre Louis XI en avait une de plomb sur son bonnet;[61]elle la quittait et la voilait quand elle se livrait au plaisir. Le lendemain de Pâques elle m’envoya chercher, et l’étoile de l’amour remonta sur l’horizon; mais elle s’éclipsa bientôt. Comme la conscience de ma dévote lui reprochait sans cesse sa tendresse, son intimité avec un hérétique, elle me troquacontre un jeune carme, avec qui elle pût goûter les plaisirs de ce monde, sans risquer son salut dans l’autre. Mais finissons de dîner; au dessert je vous conterai quelques cérémonies de l’église dont j’ai été témoin. Quand la table fut couverte de vins, de café, de liqueurs, et les domestiques retirés, il me fit le récit suivant. Le vendredi saint j’allai à l’église où l’on prêche la passion. Ce sermon s’appelle le sermon delas lagrimas(des pleurs). Le prédicateur arriva précédé de douze prêtres, vêtus de rouge, armés chacun d’un flambeau allumé. Ils se rangèrent tous en demi-cercle autour de la chaire. Le prédicateur avait en main un suaire où des deux côtés était peinte l’image de J. C.; sur l’un des côtés il montre son visage, et de l’autre il tourne le dos. Le prêcheur commença son sermon par reprocher aux assistants leurs vices, leurs péchés; ensuite, déployant son suaire, il leur présenta la face de Jésus Christ, en criant: Le voilà mort pour vous, à cause de vous; ce sont vos crimes qui l’ont mis au tombeau. A ces cris lamentables, à ce tableau d’un Dieu mort sur la croix, toute l’église retentit de gémissements, de sanglots, du bruit des soufflets et des coups de poing. Après cet exorde le prédicateur, imitant la voix d’unefemme, fait parler la Vierge. Mon fils, dit-elle, pardonnez à ces Chrétiens; je demande leur grâce; ils se repentent de leurs péchés. Non, non, répond Jésus-Christ d’une voix forte, c’est-à-dire, le prêtre pour lui; non, ma mère, ils sont trop coupables, trop endurcis dans leur impiété; je me vengerai, je les punirai. En prononçant ces mots, le prédicateur retourne le suaire; voyez, voyez, s’écrie-t-il. Jésus-Christ vous tourne le dos, il ne veut pas voir des pécheurs comme vous autres: voyez ce sang qui coule: c’est pour vous qu’il a été flagellé! A cette vue, à ces cris, l’auditoire s’applique de nouveaux coups de poing, des claques, des soufflets; après quoi, la sainte Vierge reprend la parole, c’est-à-dire, son interprète, qui, d’une voix féminine, implore la clémence de son fils, et promet la conversion des pécheurs. Enfin J. C. se laisse toucher, et le sermonneur fait voir le suaire du bon côté; J. C. pardonne à condition que tous les assistants feront leur acte de contrition. Le prêcheur le commence aussitôt d’une voix lugubre et attendrissante, s’arrête à chaque phrase, que tout le monde répète à voix haute avec lui. L’acte de contrition fini, il descend de lachaire, et s’en retourne à la tête des douze prêtres; et les jeunes femmes sortent de l’église, laissant leur tristesse et leur repentir à la porte; elles passent à travers une haie de jeunes gens, saluant et souriant à droite et à gauche. Que pensez-vous, monsieur le chevalier, de la dévotion portugaise? — Elle me rappelle une pièce de Voltaire, intitulée:Jean qui pleure et Jean qui rit.[62]— Ces bons Portugais ont un général que leurs ennemis redouteraient peu, c’est saint Antoine de Padoue. Pierre II, roi de Portugal, lui en expédia la patente, fît porter son image devant l’armée, dans une litière superbe, et ordonna qu’on lui rendit tous les honneurs dûs à son grade. Depuis cette nomination au généralat, le roi régnant va tous les ans, la veille de la fêle du saint, à l’église de Saint-Antoine, assiste à ses vêpres, et lui fait présent d’une somme d’argent. Voici uneautre cérémonie du jeudi saint. On me pressa beaucoup d’aller à la paroisse pour la voir. L’église était toute tendue de noir; cette tenture couvrait les fenêtres; l’église n’était éclairée que par la lueur sombre de quelques flambeaux; dix à douze prêtres étaient couchés ventre à terre sur les marches de l’autel, tenant en main une palme et un cierge éteint. On chanta l’office divin d’une voix lugubre, tout portait dans l’ame le recueillement et la tristesse; mais augloria in excelsis, tout-à-coup la tenture noire tombe, et découvre la tapisserie la plus éclatante; les lumières brillent de toute part; l’autel, surtout, devient éblouissant. Les prêtres se relèvent, la palme d’une main, et des cierges allumés de l’autre; une musique bruyante et harmonieuse se fait entendre. Derrière l’autel, on voit J. C., l’air radieux, qui s’élève insensiblement, et va se perdre dans des nuages colorés qui planent sous la voûte du dôme. Ce spectacle magnifique répand la joie dans toute l’église, et dès ce moment, les plaisirs et les amours, que le carême avait exilés, reviennent dans la ville, et de nouveaux péchés succèdent aux anciens effacés par la confession. Milord, lui dis-je, vous avez fait la description d’une fête d’opéra. — Moi-mêmeje croyais me trouver à celui de Paris; au surplus, on a raison d’amuser, d’intéresser le peuple par des spectacles; plus une religion est riante, plus ses cérémonies frappent les sens, et plus elle enchaîne les cœurs: voilà pourquoi le presbytérianisme s’affaiblit insensiblement à Londres. J’ai vu à Tolède, dans la semaine sainte, une procession beaucoup plus ridicule. Elle était composée d’hommes masqués, qui se flagellaient et répandaient des ruisseaux de sang. On y voyait les douze apôtres en longue perruque de chanvre, tenant à la main un gros livre, et ayant derrière la tête un miroir qui signifiait qu’ils lisaient dans l’avenir; ensuite venaient les figures les plus hideuses, représentant les Juifs qui avaient sacrifié Jésus-Christ. Elles étaient suivies des mystères figurant des farces sacrées. Mais pour vous égayer et nourrir vos réflexions, je vais opposer à ces cérémonies des prêtres catholiques, celles des derviches de la religion musulmane. Ils s’assemblent le vendredi et le samedi dans une grande salle, où ils se tiennent debout, les yeux baissés, et les bras croisés, pendant que l’iman ou le prédicateur lit, dans une chaire placée au milieu de la salle, quelques passages du Coran; ensuite huit ou dix d’entre eux jouentde certaines flûtes. Le concert fini, on reprend la lecture, après quoi on recommence à chanter et à jouer des instruments, jusqu’à ce que le supérieur, coiffé de vert, commande une danse religieuse. Tous les derviches sont debout autour de lui; et tandis que plusieurs continuent à faire résonner leurs flûtes, les autres retroussent leur robe, qui est fort ample, et tournent en rond et en mesure avec une vitesse surprenante. Cette danse dure environ une heure, sans qu’ils en soient étourdis; à la fin ils s’écrient qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et que Mahomet est leur saint Prophète: ensuite ils baisent la main de leur supérieur, et se retirent.

Un capucin entra dans ce moment, et demanda l’aumône pour le couvent. — Il est donc bien pauvre lui dit milord. — Oui, monsieur, nous vivons de charités. — Mais si tout le peuple vivait de charités, qui cultiverait la terre? — Ce seraient les milords et les grands seigneurs. Milord sourit à cette réponse. Mais, dit-il, pourquoi cet habit grotesque et cette longue barbe? — C’est le bienheureux Mathieu de Baschi, réformateur de notre ordre, qui nous a prescrit ce costume. Dans la nuit il entendit une voix qui lui ordonnait d’observerexactement la règle de saint François, notre patriarche séraphique, et de s’habiller comme la figure qu il avait sous les yeux; il voyait un fantôme couvert de notre robe et d’une barbe épaisse. — Et vous croyez sans doute, avec ce costume bizarre, vous attirer la vénération et l’argent du peuple? Vous savez que l’habit ne fait pas le moine. — Pardonnez-moi; les milords et les seigneurs portent des crachats, des cordons, de beaux habits, pour en imposer au peuple; l’appareil est différent, mais l’intention est la même que celle des capucins: donc l’habit fait le moine. — Mon père, vous avez de l’esprit. — Je ne suis qu’un pauvre capucin. — Voulez-vous boire un verre de vin de Malaga? Mathieu de Baschi ne le défend point. — Non, c’est Dieu qui fait fructifier les vignes; il est permis d’user modérément de ses bienfaits. Après que le capucin se fut abreuvé de très-bonne grâce d’un verre de vin, milord lui donna une guinée. Le moine, en la recevant, lui dit: Nous prierons Dieu pour vous. Mais, repartit le milord, je suis Anglais et hérétique? — Eh bien, nous prierons pour votre conversion; et il sortit à ces mots. Je dis à milord qu’il avait été bien généreux. — C’est une aumône peut-être mal placée; mais quandon oblige, il ne faut pas y regarder de si près. Je lui contai alors l’histoire de l’hermite de Carthagène. La folie de ce mari, dit-il, ne m’étonne pas: dans ce climat brûlant, trois furies agitent le cœur de l’homme, jalousie, amour et vengeance. Je vous raconterai à ce sujet quelques anecdotes sur la mort de la célèbre Inès de Castro, femme de Pierre Ier, roi de Portugal. Trois courtisans, sous le règne de son père, assassinèrent, de son aveu qu’ils avaient extorqué, cette tendre et fidèle épouse. Pierre, tant que vécut le roi, dissimula, et nourrit la vengeance dans le fond de son cœur. Son père expiré il demanda au roi de Castille les assassins de sa femme. Deux lui furent livrés, l’autre s’échappa: il leur fit arracher le cœur, et ordonna ensuite l’exhumation de sa malheureuse épouse, morte depuis cinq ans: c’était en 1360. Il revêtit ce cadavre d’habits royaux; lui mit la couronne sur la tête, et obligea les gens de sa cour à venir baiser le bas de sa robe. Cette cérémonie dégoûtante terminée, il ordonna de magnifiques funérailles, et fit transporter son corps, sur un char magnifique, au monastère d’Alcobala, à dix-sept lieues de Coimbre. Le char était précédé d’un nombre prodigieux de personnes en habit de deuil,et un cierge à la main. Un grand cortége suivait le cercueil qui fut déposé dans un superbe tombeau de marbre, sur lequel s’élevait la statue d’Inès à genoux et en habits royaux.

Après ce récit, milord me proposa d’aller nous promener hors de la ville. Je le menai dans un bois d’oliviers de mille pas d’étendue, très-peu éloigné: nous admirâmes la grosseur des olives, qui ressemblent à des œufs de pigeons. Les Romains, me dit milord, en fesaient venir pour leur table. Pline-le-Jeune, en invitant un de ses amis, lui écrit qu’il aura des olives d’Andalousie. De ce bois nous allâmes sur les bords charmants du Guadalquivir, où nous vîmes des coursiers superbes, de belles dames avec leurscortejos, de gros chanoines enfoncés dans leurs lourds équipages, et quantité de baigneurs, qui se jetaient tout nus dans la rivière, et que les femmes lorgnaient du coin de l’œil. Milord, enchanté de cette promenade, et de la sérénité du ciel, s’écria: Quel dommage que ce pays ne soit pas habité par des Anglais! — Ou par des Français, milord. Ce beau terroir a été nommé le jardin d’Hercule. La nuit nous fit rentrer à l’auberge. Nous prîmes du thé, après quoi, je fis mes adieux à milord, et lui promisd’aller bientôt le joindre à Cordoue, où il devait faire quelque séjour.

Le lendemain matin le comte d’Avila vint me voir, et me proposa de me conduire à un puits qu’un saint et une pierre rendaient fameux. Je lui demandai si c’était le puits de la Samaritaine ou celui qu’un Ange découvrit à Agar dans le désert. Non, me répondit-il, c’est celui de saint Isidore, ancien évêque de cette ville: il est beaucoup plus connu et révéré ici que tous ceux que vous citez. Partons, je vous expliquerai la cause de sa célébrité. Lorsque nous y fûmes arrivés: Vous voyez, me dit-il, la cavité de cette pierre produite par le frottement de la corde du puits? — Oui, mais je n’y vois rien de miraculeux. — Vous allez admirer les grands effets produits par de petites causes. Cette excavation est cause que saint Isidore est devenu un grand homme. Ce saint, dans sa première jeunesse, avait l’esprit lourd, sombre et lent. Son maître, fatigué de sa stupidité, le traitait durement. Un jour l’enfant, au désespoir de ses rigueurs, se sauva de la maison paternelle, et s’arrêta près de ce puits, pleurant sa destinée, et ne sachant où se réfugier. Le hasard lui fait jeter les yeux sur cette pierre ainsi creusée;par une réflexion au-dessus de son âge, il devina que le frottement continuel de la corde avait produit cette cavité, et qu’ainsi le travail et la constance pouvaient vaincre la nature. Frappé de cette idée, il retourne chez son père, se livre à l’étude avec ardeur et ténacité, et le succès couronna ses efforts: il devint savant, évêque de cette ville et saint. — Je ne suis plus surpris de la célébrité de ce puits; Virgile avait dit avant saint Isidore:Labor improbus omnia vincit.

Je séjournai encore une semaine à Séville, passant la plus grande partie de mes journées dans l’aimable société du comte d’Avila: je fus comblé d’amitiés et de caresses par ces deux charmants époux. La veille de mon départ, la comtesse me demanda comment je me vengerais de Séraphine? — En lui rendant service, si je le puis. — Vous êtes généreux! — Et pourquoi aurais-je des projets de vengeance? Elle m’a aimé, je lui dois de la reconnaissance; son cœur n’est plus à moi, elle est maîtresse de le reprendre. Je la regrette, je ne l’aime plus; mais je ne la hais pas. Ces aimables époux furent aussi affligés que moi d’une séparation qui devait être éternelle. Cette pensée fatalede quitter pour jamais des amis auprès desquels on voudrait finir sa vie, devrait dégoûter des voyages toute ame sensible: mais notre curiosité, notre vague inquiétude nous arrachent tous les jours aux plus douces situations.

Je voyageai de Séville à Cordoue avec un négociant juif nouvellement converti. D’abord il fut assez réservé avec moi; mais quand je lui eus inspiré de la confiance, comme Français et militaire, il jeta son masque et commença à se moquer des Espagnols, de leurs reliques, des miracles de leurs saints, et de tant de vierges arrivées en Espagne par la région du ciel. Je lui demandai alors pourquoi il avait abjuré la religion de ses pères? — Parce que je n’ai pas voulu être rôti vif comme un chapon. J’étais dans les cachots de l’inquisition, il fallait opter entre le bûcher et le christianisme. Je me suis décidé pour le parti le plus doux: j’ai été régénéré, baptisé à Burgos, par son évêque, en grande cérémonie. Nous étions cinq Hébreux. Après qu’on nous eut confessés, on célébra une grand-messe où nous assistâmes et communiâmes. Le peuple, avide de voir des Hébreux christianisés, se porta en foule dans l’église. Mes camarades et moi nous nous moquions et descérémonies et du sot peuple, et de ses prêtres qui croyaient que leur religion valait mieux que la nôtre, comme si la religion donnée par Dieu même à Moïse sur le mont Sinaï, n’était pas la seule véritable; et si l’Être-Suprême, cet Être immuable dont la volonté est fixe, la prescience infaillible, pouvait proscrire un culte qu’il a ordonné, chéri, pour en commander un autre. Je compris par ce discours que ces conversions publiées en Espagne avec tant de pompe et de célébrité, ressemblaient à celles que fesaient dans les Cevennes, sous Louis XIV, les missionnaires, aidés des dragons.

Ce qui m’étonna le plus dans cet homme qui se moquait des Espagnols, de leurs madonnes et de leurs superstitions, que je croyais un grand sceptique, c’est que lui-même était infatué de toutes les bizarreries superstitieuses du judaïsme. A dîné on nous servit du porc frais; il refusa d’en manger, parce que la loi de Moïse le défendait. Il n’aurait pas touché à une langouste, à un poisson avec écaille. Je lui demandai si sa nation attendait encore le Messie? — Assurément! me dit-il; mais son avénement sera précédé de grands miracles; Dieu suscitera les trois plus abominables tyransqui aient existé, et qui nous persécuteront cruellement; ils feront venir des extrémités du monde, deux hommes noirs qui auront deux têtes, sept yeux étincelants, et un regard si terrible que personne n’osera paraître en leur présence: l’Ante-Christ alors viendra; mais son règne sera court; cette affreuse désolation finira par le son éclatant de la trompette de l’archange Michel, au bruit de laquelle paraîtra tout-à-coup le Messie, de la race de David, accompagné du prophète Élie; il sera le libérateur de toute la postérité d’Abraham; l’Ante-Christ voudra le combattre; mais il fera pleuvoir sur son armée un déluge de soufre et de feu, et l’exterminera entièrement. Le Messie, après sa victoire, donnera à son peuple assemblé dans la terre de Canaan, un grand repas, dont le vin sera celui qu’Adam lui-même fit dans le paradis terrestre, et qui se conserve dans de vastes celliers creusés par les anges au milieu de la terre; ensuite il rétablira les murs de Sion, le temple de Jérusalem, sur le même plan de celui qu’Ezéchiel vit dans une vision; sa puissance s’étendra sur toute la terre, et il fondera ainsi la monarchie universelle. — Je vois bien, lui dis-je, d’après une si belle expectative, et de si grands prodigesannoncés par votre Talmud, que vous avez raison de vous moquer des Espagnols, de leurs madonnes et de leurs miracles; mais vous avez fait sagement de ne pas vous laisser brûler tout vif par les inquisiteurs, et d’attendre en bonne santé l’arrivée de votre Messie. Cependant ce négociant, qui avait changé son nom de Jacob en celui de Dominique, avait de l’esprit et même de la philosophie, excepté quand il s’agissait de sa religion; alors le philosophe disparaissait et montrait les oreilles du Juif: c’était son coin de folie, dont tous les hommes, et même les plus sages, ont une certaine dose plus ou moins forte, ce qui explique leur inconséquence et leurs préventions. Il revenait de Bilbao, capitale de la Biscaye. J’ai trouvé dans cette province, me disait-il, la liberté et l’hospitalité. Les Castillans sont graves, taciturnes, fiers, et pauvres comme leur plaine: en Biscaye, tout respire l’aisance et la gaîté. Ce peuple descend des anciens Cantabres qu’Auguste ne put soumettre entièrement. Les Biscayens sont bien faits et actifs; j’ai été surtout frappé de la beauté des femmes: j’en ai vu de célestes; elles sont grandes, sveltes et enjouées; leur vêtement est propre et champêtre; leurs cheveux tombent en longues tresses sur leurs épaules, etun mouchoir arrangé par la coquetterie couvre leur tête: le dimanche elles portent ordinairement des habits blancs attachés avec des rubans couleur de rose. Je doutai, en les voyant, que le roi Salomon, parmi ses sept cents femmes, en eût beaucoup d’aussi belles. Ce peuple est si jaloux de sa liberté qu’il a toujours refusé le titre de maître au roi d’Espagne, et ne l’appelle queseigneur, et n’a jamais voulu souffrir chez lui l’établissement des douanes. La fertilité du terroir de Bilbao, et l’activité de son commerce rendent cette ville très-florissante; ses principales branches sont la laine, le fer et les châtaignes qui naissent avec profusion dans toute la Biscaye. Les paysans, au commencement de novembre, les portent à la ville sur de petites charrettes traînées par des bœufs; tous les chemins en sont couverts: ils les déchargent un peu au-dessus de la ville, dans des barques qui les transportent sur des navires marchands qui vont à Londres, à Bristol, à Amsterdam ou Hambourg. Ces Biscayens, si gais, si hospitaliers, détestent les Français et les Juifs: les premiers, par préjugé national; les seconds, par fanatisme. Ils sont plus favorables aux Anglais et aux Allemands.

Après cette longue narration, M. Dominique-Jacob me demanda la permission de faire sa méridienne; il était deux heures après midi, et le soleil était presque aussi chaud que le soleil du mois de mai à Paris. Pendant ce sommeil et que la voiture marchait, je m’amusai à considérer mon Juif: quoique grand et bien fait, sa physionomie et sa pâleur portaient le caractère distinctif de sa nation; j’aperçus un scapulaire placé entre sa veste et sa chemise. Ah!embustero(fourbe), me disais-je tout bas, comme tu te joues des hommes! Fesait-il bien, fesait-il mal? je ne déciderai pas la question.


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