Mais renoncer au Dieu que l’on croit dans son cœur,Est le crime d’un lâche, et non pas une erreur.
Mais renoncer au Dieu que l’on croit dans son cœur,Est le crime d’un lâche, et non pas une erreur.
Mais renoncer au Dieu que l’on croit dans son cœur,Est le crime d’un lâche, et non pas une erreur.
Mais renoncer au Dieu que l’on croit dans son cœur,
Est le crime d’un lâche, et non pas une erreur.
A son réveil il me parla encore de la Biscaye. «Je venais d’Amsterdam, me dit-il, sur un vaisseau hollandais qui me débarqua à Quetaria, petit bourg qui contient environ trois cents personnes: j’y reçus une impression de plaisir si agréable que je me crus transporté dans une île enchantée: tout le rivage retentissait du son du tambourin; les balcons qui donnent sur la mer étaient remplis de femmes voilées; nous traversions la baie dansdes bateaux conduits par de jeunes filles dont les cheveux bruns ou noirs flottaient, en longues tresses, et dont les vêtements étaient bizarres. Ce qui me frappa le plus, ce fut l’aspect de plusieurs ecclésiastiques en manteaux noirs et la tête couverte de vastes chapeaux ronds; ils se promenaient sur la digue. Croiriez-vous que sur trois cents habitants on y compte dix ecclésiastiques? Je les trouvai le soir au cabaret devant un grand plat de sardines frites et une énorme cruche de vin. Les sardines fournissent aux habitants non seulement leur subsistance, mais encore une branche de commerce lucrative. Cette pêche, très-abondante, se fait aux mois de juin, juillet et août; trois ou quatre barques de pêcheurs associés ensemble, jettent dans la mer un grand filet en forme de cercle, et attendent plusieurs heures à l’ancre, que les filets soient remplis; quand ils s’aperçoivent de leur pesanteur ils les retirent chargés d’une immense quantité de poissons qu’ils salent; mais ces sardines ne valent pas les anchois de la Méditerranée. Quetaria est situé au pied d’une montagne bien cultivée: en y montant l’œil se promène sur l’Océan, sur ses rivages escarpés et sur une longue chaîne de montagnes verdoyantes et couvertes de chalets. Onvoit au pied de la montagne les barques des pêcheurs; plus loin le bourg et ses jardins, partout une riche végétation, des champs, des broussailles, des vignes, des châtaigniers, des myrtes, et de tout coté des sources et des cascades. Enfin, cette baie présente un tableau magnifique, alpestre et riant. — Vous préféreriez peut-être, lui dis-je, ce séjour au délicieux verger d’Eden arrosé par quatre grands fleuves, qui, selon moi, est plutôt situé dans la lune que sur la terre? — Je ne suis pas de votre avis, et j’en crois plutôt Moïse qui l’a placé sur notre globe, en Asie, entre le confluent du Tigre et de l’Euphrate; et ce grand missionnaire de Dieu en savait plus que vous et moi. Mais, revenons à Quetaria: j’y vis unindianodont j’enviai le bonheur; cet homme avait fait sa fortune en Amérique, elle consistait en mille piastres de revenu: cette somme est immense aux yeux des habitants; il est le roi du pays: s’il ne règne point par la puissance, plus heureux que bien des rois, il règne par l’amour et les bienfaits; il habite un palais, c’est-à-dire, une petite maison bien bâtie, la seule où l’on trouve des vitres, des balcons de fer, des verres à boire, des fauteuils et des plats d’étain: c’est le luxe de Lucullus relativementà la pauvreté du pays. Lorsqu’il sort il se fait porter en chaise par de jeunes filles; sa grande jouissance est de fumer, dans un parfait repos, le tabac le plus fin de la Havanne; il a toujours chez lui une immense provision decigaros. Cet homme est le philosophe de la nature, plus heureux et plus sage que Socrate et Cicéron; sans livres, sans étude, sans ambition et sans travail, jouissant d’une fortune supérieure à ses besoins, il fume sa pipe sous un ciel heureux, et il est chéri des habitants sur lesquels il répand ses bienfaits. L’idée du bonheur de cet homme me poursuit sans cesse au milieu de l’agitation de ma vie et des révolutions de mon commerce. Je suis beaucoup plus riche que lui et je ne suis pas encore satisfait de ma fortune. — Vous ressemblez à vos ancêtres qui erraient dans les déserts, en cherchant la terre promise sans la trouver. — Il faut que je vous conte encore mon entrée dans la baie de Bilbao. Un vent frais enflait nos voiles; à droite nous naviguions devant une montagne parée de verdure, le long de laquelle s’étend un village composé de maisons blanches, séparées par des vergers; à notre gauche nous avions une côte plate, hérissée de rochers et de broussailles,et au fond de la baie une chaîne de montagnes élevées. En avançant j’aperçus à la droite du village une église sur une hauteur, à ma gauche un petit hameau caché dans des vignes et des groupes d’arbres, et vis-à-vis une multitude de vaisseaux: toute la route le long du fleuve est ornée de maisons de campagne et de jardins. Nous passâmes devant un couvent, et nous nous trouvâmes au milieu de Bilbao qui nous offrait les vues les plus pittoresques et les plus romantiques. Les chambres de l’auberge où je descendis étaient toutes tapissées de toile cirée, sur laquelle on avait représenté des combats de taureaux; les siéges étaient antiques et extrêmement bas, les plafonds étaient revêtus de briques, et les murs couverts de saints et de crucifix. On compte à Bilbao environ treize mille habitants, amoncelés dans des maisons qui ont quatre à cinq étages. On y voit une promenade charmante nommée l’Arenal, formée par quatre belles allées d’ormes et de tilleuls: à droite s’élève une grande église avec deux clochers; à gauche coule la rivière entre des bords bien cultivés. J’abrégerai la description de ce charmant pays; allez le voir, et vous partagerez mon enchantement: cependant je veux vousdécrire la procession de la Fête-Dieu, une des plus belles de l’année dans ce pays. Cette fête, comme le carnaval, amène une foule de divertissements publics et particuliers. La veille, on illumine tous les clochers; les montagnes resplendissaient de feux: à deux heures du matin toutes les cloches furent en mouvement; à six, toutes les rues étaient déjà encombrées de monde, qui se pressait autour des autels ornés de fleurs et brillants de quantité de lumières; les balcons étaient chargés de spectateurs.
La procession commença à dix heures; quatre personnages gigantesques, deux hommes et deux femmes, ouvraient la marche; leurs têtes étaient cachées sous de longues perruques de lin, et sous des coiffures de toile cirée de couleur rouge; pour vêlement, ils avaient d’antiques chasubles et des andriennes bizarres et grotesques. Ils portaient dans les mains des tabatières larges comme des plats, et des éventails d’une aune de longueur. En marchant, ils feignent de vouloir embrasser les dames qui occupent les balcons, auxquels leur tête touche; ce jeu produit de grands éclats de rire. A tous les coins de rue ces figures colossales dansent lefandango. Après elles venait une multitude d’angelos. Ce sontdes enfants des deux sexes richement vêtus; ils ont de longues ailes de carton, couvertes de satin. Les parents aisés s’empressent d’habiller ainsi leurs enfants, et de les faire briller à cette procession, ce qui est du bon ton, et de plus un acte de piété. L’émulation, la vanité animent les familles; c’est à qui parera le mieux sonangelo. Ils sont chargés de bijoux, et le grand art de la coiffure est de faire flotter, entre les ailes, de longues tresses de cheveux. Lorsqu’ils passent dans les rues, on les comble de caresses et de bonbons, et le peuple, séduit par la parure, la jeunesse, la grâce et l’air de dévotion de ces jeunes enfants, les regarde avec des sentiments d’admiration, d’intérêt et de respect, et souvent s’imagine voir de véritables anges. Sans doute plus d’un de ces jeunes séraphins est devenu dans la suite un vrai diable. Après eux marchent les diverses confréries avec leurs saints respectifs, dont la plupart sont de bois, et revêtus d’un habit de velours ou de soie; leur tête est ornée d’une couronne de fleurs. Un second chœur de musiciens, et des nuages d’encens, annoncent le vénérable (le saint-sacrement), et une foule d’hommes et de femmes, parés de leurs plus beaux habits, terminent le cortége. Si la matinéea été consacrée à la religion, l’après-dînée l’est au plaisir. Pour lacorrida(la course du taureau) on avait élevé deux amphithéâtres aux deux extrémités de la place; les banquettes, les balcons fléchissaient sous le poids des spectateurs. Mais un plus vaste tableau frappait ma vue: les clochers, les toits des maisons, le pont voisin, les édifices au-delà du fleuve, les collines, le couvent des franciscains, étaient couverts de la foule innombrable des curieux. Cette perspective me parut bien plus agréable que la course du taureau, qui n’est pas la grande course: on l’appellelas corridas de novillas(course des jeunes taureaux). L’animal ne reçoit que des blessures légères; on le harcèle, on le pique, jusqu’à ce qu’il soit excédé de fatigue. Le corrégidor donna le signal, et un huissier, vêtu de blanc, ouvrit la barrière au taureau, qui se précipita dans l’arêne. L’huissier eut à peine le temps de s’élancer sur l’estrade;los afficionados(les amateurs) attendaient l’animal. Il parcourut d’abord toute l’enceinte pour chercher une issue. Bientôt il se trouva vis-à-vis de ses assaillants, qui lui présentaient des piques, des fourches, des bâtons, des parasols; chacun se disputait à qui mettrait le premier son chapeau ou son manteausur les cornes de l’animal, qui bientôt fut couvert debanderillas. Il s’enfuit en mugissant et en versant des flots de sang. Alors on cria de tout côté:perros, perros(les chiens), et aussitôt on lâcha un dogue. Les deux combattants, guidés par leur instinct, s’observèrent, s’attaquèrent avec adresse et courage le dogue, pour éviter les cornes du taureau, tournait autour de lui, l’assaillait par les flancs; son ennemi tenait ses cornes en arrêt, et les lui présentait sans cesse. Plusieurs fois il le saisit et le lança dans l’air. Cependant le chien parvint à le prendre à la gorge, et le taureau, l’entraînant, cherchait à l’écraser sous ses pieds ou contre la barrière; alors on détacha un autre chien, qui s’attacha à ses oreilles. Le taureau, en courant, les secouait rudement; mais les chiens ne lâchaient point leur proie. Enfin huit hommes vigoureux s’avancèrent, prirent le taureau par la queue, ensuite par les pieds de derrière, le renversèrent, lui serrèrent les parties, ce qui, le privant de ses forces, le fit rester sans mouvement, et les chiens l’abandonnèrent. On fit alors entrer des vaches; le taureau se releva, et les suivit hors de l’arêne. Pendant le combat, les bravo, les vociférations des spectateurs, retentissaient au loin; ils agitaientleurs mouchoirs en l’air, et dans les entr’actes, ils prenaient lamerienda(le goûté).
Le soir on nous régala d’une scène plus comique. La place était illuminée avec des fagots de sapin et des tonneaux enduits de graisse de haleine, et la place remplie de monde. Tout-à-coup on lâcha un jeune taureau dont les cornes étaient enveloppées de boules de cuir; les feux, la foule, la musique, épouvantèrent tellement ce jeune animal, que dans son effroi, il se jeta au milieu des spectateurs, et renversa plusieurs personnes. Tout fuyait, et moi comme les autres; alors des hommes se jetèrent sur lui, et l’enveloppèrent d’un manteau. On lui attacha des fusées: ses bonds, sa frayeur et ses mugissements divertirent beaucoup les spectateurs. Qui croirait, monsieur, que je vous fais le récit d’une fête religieuse?
La conversation de M. Jacob-Dominique me rendit le voyage très-agréable. Nous nous séparâmes en entrant à Cordoue. Je lui dis, en le quittant, que je souhaitais qu’il vît bientôt son temple rebâti sur la montagne de Sion, et l’arrivée du Messie avec le prophète Élie. Il me répondit que, peut-être, il ne les verrait pas; mais que ses neveux ou petits-neveux jouiraient infailliblement de ce bonheur.
J’allai loger chez don Pacheco, qui me reçut avec la plus tendre amitié. Je lui demandai des nouvelles de sa fille. Je n’ai pas voulu la voir, me dit-il, et je ne la verrai jamais. Mon confesseur veut que je lui pardonne. Tout ce que je puis faire pour elle, lui ai-je dit, c’est de retirer ma malédiction: je ne veux pas être la cause de sa damnation. Je lui ai renvoyé ses hardes, ses rosaires, ses reliques, les diamants de sa mère; à l’égard du seigneur la Roca son époux, je renonce à me battre avec lui, d’abord parce qu’il n’est pas gentilhomme; en second lieu, parce que l’église l’a fait mon gendre, et qu’il est le mari de ma fille, quoique sans mon consentement.
Je trouvai à Cordoue deux lettres: une de ma mère, qui me félicitait de mon mariage, qu’elle croyait déjà célébré, et qui m’apprenait le sien avec un lieutenant-colonel retiré, âgé de soixante ans. Elle me disait que la solitude, l’abandon où elle était, contristaient son ame, et pesaient sur sa vie, et qu’elle avait cherché dans un époux un soutien et un ami. L’autre lettre était de don Inigo Flores, qui m’exhortait à ne pas regretter une femme du caractère de Séraphine; que j’étais trop heureux d’être sorti de ses filets; que la beauté, surtout en ménage, était le moindremérite d’une femme. Il ajoutait: Ma fille ne conçoit pas que l’on ait pu vous trahir. Au reste, je suis fort content d’elle; ses soins et sa tendresse me font oublier ses fautes et l’égarement d’un jour: elle est la consolation et le charme de ma vie. Je ne lui vois aujourd’hui qu’un défaut; c’est celui d’une dévotion exagérée. Elle confond la superstition avec la piété. Je la grondai l’autre jour, elle m’avouait qu’elle regardait comme des hommes sans moralité et sans vertu, tous ceux qui étaient hors de la religion romaine. Il finissait par ces phrases: «Revenez, mon cher chevalier, oublier avec nous l’inconstance de Séraphine et vos chagrins: s’il est quelque bonheur sur la terre, il est au sein de l’amitié et de la confiance.» Ah! m’écriai-je à cette lecture, si j’avais aimé dona Rosalia, elle ne m’aurait pas abandonné pour un autre. Je répondis à ma mère que mon mariage était rompu; que je serais toujours heureux de son bonheur, et que j’espérais avoir le plaisir de l’embrasser bientôt.
Après un jour de repos, don Pacheco s’empressa de me montrer les beautés de la ville. Nous commençâmes par la cathédrale; d’abord nous nous arrêtâmes dans un bois d’orangers contigu à l’une des extrémités de l’église.En entrant dans ce bois, le chant harmonieux des oiseaux, la fraîcheur de l’ombrage entretenue par des fontaines qui coulent aux pieds des orangers, l’aspect de ces eaux, me firent éprouver les sensations les plus douces. Quand nous fûmes dans l’église, don Pacheco jouit de ma surprise. J’étais frappé de son étendue et de sa magnificence. J’y comptai vingt-neuf nefs en longueur, et dix-neuf en largeur, décorées par plus de mille colonnes de jaspe de diverses couleurs. Le maître-autel est sous un dôme superbe, dont l’enceinte est si vaste, qu’il ressemble à une église. Le tabernacle est une espèce de temple surmonté d’un dôme entouré de figures de bronze doré, hautes de quinze pouces, représentant les apôtres. Les colonnes sur lesquelles repose le tabernacle, sont de jaspe veiné et nuancé de plusieurs couleurs. L’église a six cents pieds de longueur, et deux cents cinquante de largeur; on y entre par dix-sept portes couvertes d’arabesques. Ce temple du vrai Dieu, me dit don Pacheco, était jadis une mosquée bâtie par Abderame dans le huitième siècle; il voulait en faire la première mosquée du monde après celle de la Mecque. Quatre mille sept cents lampes éclairaient nuit et jour cette mosquée, et consumaientpar an près de vingt mille livres d’huile. On brûlait aussi soixante livres de bois d’aloès et autant d’ambre gris pour les parfums. Il faut convenir, ajoutait don Pacheco, que ces Maures étaient des hommes magnifiques et braves. J’aime beaucoup leurs fêtes, leur galanterie; cependant, s’il existait encore dans un coin de l’Espagne quelques individus de cette nation, j’irais les combattre à outrance à cause de leur religion.
Ce fut en 1236 que Ferdinand fit de cette mosquée la cathédrale de Cordoue. Don Pacheco me montra un crucifix gravé sur une colonne de marbre par l’ongle d’un esclave chrétien qui y était enchaîné. C’est un ouvrage, disait-il, miraculeux. Je fus de son avis. Nous allâmes voir ensuite la petite chapelle où le Coran était renfermé. Elle était en grande vénération chez les Maures. Nous visitâmes encore la chapelle toute dorée où est la statue équestre de saint Louis, roi de France. C’est un grand saint, me dit don Pacheco. — Et de plus un grand roi, ajoutai-je; on n’a d’autre reproche à lui faire que les croisades. — Non, par saint Jacques, s’écria don Pacheco: je voudrais qu’on les recommençât, j’y volerais un des premiers. J’abhorre les Turcs et leur Mahomet, et je donneraisla moitié de mon bien pour monter au Calvaire où Jésus fut crucifié, et pour baiser son tombeau. Il me raconta ensuite que Ferdinand avait obligé les Maures, après la prise de Cordoue, à rapporter à Compostelle, sur leurs épaules, les cloches de cette cathédrale: il y a environ cent quatre-vingts lieues de distance. C’était par droit de représailles: les Maures, deux cent soixante ans auparavant, avaient forcé les Chrétiens de Compostelle d’apporter de cette même manière, à Cordoue, les cloches de leur cathédrale.
La grande place de Cordoue est superbe, par son étendue, et par le nombre des maisons qui l’environnent, qui toutes ont des portiques agréables et très-commodes. C’est dans cette place, me dit don Pacheco, que se font les courses des taureaux. Je lui répondis que j’aimerais mieux y voir les magnifiques tournois des Maures.
En allant dîner, don Pacheco m’annonça que c’était vendredi, et que je ferais maigre. Je ne puis, disait-il, sans pécher mortellement, vous donner de la viande; mais vous dînerez avec la marquise dona Theresa, à laquelle je suis très-attaché, et dont le mari commande depuis deux ans dans la nouvelleEspagne. C’est une femme charmante, mais excessivement jalouse; elle m’arracherait les yeux à la moindre infidélité. Nous aurons aussi le père don Basile, mon confesseur, qui sera le vôtre, si vous le désirez. Ma foi, lui dis-je, je n’ai sur ma conscience que des péchés français, et je les rapporterai dans ma patrie. Cette observance du maigre à table avec son confesseur et sa maîtresse ne m’étonnait pas. Le duc de Berri, frère de Louis XI, soupait avec la sienne et son aumônier, lorsqu’il fut empoisonné par ce misérable prêtre, que le roi avait séduit.[63]
Don Pacheco, pendant le repas, fut très-galant pour sa maîtresse, très-attentif pour son confesseur, et très-aimable pour moi. Le moine jacobin nous apprit, au sujet du carême, que jadis on arrachait la langue à tout impie qui mangeait de la chair dans ce saint temps. J’observai qu’il aurait mieux valu lui arracher les dents si nécessaires à la mastication. En Turquie, ajoutai-je, on verse du plomb fondu dans la bouche d’un homme qui a bu du vin.Per la Virgen, s’écria don Pacheco, si j’avais eu le malheur d’être né Musulman, je boirais du vin, j’aurais des femmes tant que je pourrais; et puisque je devrais être damné, je ferais mon paradis dans ce monde!
Le père don Basile, qui croyait que Dieu avait renouvelé pour lui le miracle de l’apostolat, fut de son avis; et, à ce sujet, il nous lit un panégyrique de saint Dominique, fondateur de son ordre. C’est, dit-il, un de nos plus grands saints; nous lui devons l’institution durosaire dans lequel la mère de Dieu est invoquée cent cinquante fois. Ce grand saint, animé par un zèle apostolique, a combattu en personne, le crucifix à la main, dans l’armée du comte de Monfort, contre les Albigeois. Notre ordre a donné à l’église trois papes, quarante-huit cardinaux, six cents archevêques, et quinze cents évêques; de plus, quantité de patriarches, de saints, de confesseurs de rois, et une foule de fameux théologiens. Je convins que l’univers avoit de grandes obligations à son ordre. Par saint Pierre et saint Paul, s’écria-t-il, les jacobins sont les colonnes du temple du Seigneur; et tant qu’ils existeront, nul Samson ne pourra les ébranler...
La marquise à son tour nous parla des visions béatifiques de son aïeule, et de ces visions, passa aux intrigues galantes de la ville, que la médisance assaisonna de son sel piquant. Don Pacheco nous entretint de la bravoure espagnole, de leurs hauts faits d’armes, et de l’antiquité des grandes maisons d’Espagne, les premières de l’Europe. J’écoutais tous ces récits avec admiration, approuvant tout d’un signe de tête et de quelques monosyllabes; ce qui me rendait un convive très-intéressant.L’après-dînée, pendant que la sieste fermait tous les yeux et toutes les portes des maisons, j’allai parcourir la ville; les rues étaient presque désertes, et n’offrent guère plus de population aux autres heures. Beaucoup de maisons sont inhabitées. Quel dommage, disais-je, qu’un aussi beau climat, une terre si fertile soit dénué d’habitants, tandis que les hommes sont entassés sur les glaces de Pétersbourg et sous les brouillards de la Hollande! Mais si les hommes sont rares à Cordoue, les églises et les cloîtres y sont très-nombreux, et toujours assiégés d’une foule de mendiants qui vivent d’aumônes et de paresse. Cordoue est dans une situation charmante, au bord du Guadalquivir, que l’on traverse sur un pont magnifique; du côté du nord, la ville est dominée par la chaîne des montagnes de la Sierra-Moréna, sur la pente desquelles on trouve des jardins très-agréables, des vignes, des forêts d’orangers, de citronniers, d’oliviers et d’arbres fruitiers. Ces montagnes sont entrecoupées de vallées délicieuses, rafraîchies et arrosées par nombre de fontaines et de ruisseaux. Enchanté de l’aménité de ce lieu, je m’écriai:O fortunatos nimium sua si bona norint! Ah! si Séraphine avait été fidèle, c’est au bord deces ruisseaux, à l’ombre de ces orangers que j’aurais joui de ses doux entretiens, de ses tendres caresses; que, dans les ravissements de l’amour, de l’aspect de la beauté du ciel, j’aurais adressé à l’Être-Suprême l’hymne de la reconnaissance! Au midi du Guadalquivir, on aperçoit une grande plaine. Les faubourgs de la ville sont très-vastes et très-beaux.
Le lendemain, en prenant le chocolat dans la chambre de don Pacheco, je m’amusai à observer la forme bizarre de son lit. La couchette était un assemblage de planches dorées posées sur les carreaux, et sur ces planches étaient deux matelas: ce lit sans rideaux n’avait d’autre ornement que la dorure des planches; au lever du maître, tout cet attirail est enlevé, et rangé dans un coin de la chambre.
Après le déjeûné, mon hôte me dit qu’il avait une nouvelle voiture, et que, si je voulais, nous irions l’essayer à la promenade. J’accepte. Nous descendons aussitôt; je veux y monter, mais il m’arrête, en me disant: nous suivrons le carrosse à pied jusqu’à l’église; je veux, pour éviter les malheurs qui pourraient survenir par la suite, qu’il ait eu d’abord l’honneur de porter notre Seigneur J. C. J’approuvai un acte religieux qui inspire de la confiance.La superstition est une maladie de la religion, qui quelquefois la soutient, et l’affermit.
Arrivés dans l’église, nous entrâmes dans la sacristie, et don Pacheco pria les prêtres qui portoient le viatique de se servir de son carrosse. Précisément il allait sortir, et le portedieu monta dans la voiture avec ses deux acolytes. En attendant, nous ouïmes la messe, où je m’aperçus que presque toutes les femmes avaient les yeux sur moi. Je compris que ma mésaventure avec Séraphine me rendait un objet de curiosité: mais ce qui me divertit beaucoup, ce fut la présence de M. Jacob-Dominique, l’hébreu nouveau converti: il entendait la messe avec une dévotion édifiante; il murmurait son rosaire; à l’élévation son front touchait la terre. Comme je le regardais attentivement, nos yeux se rencontrèrent, et je lui fis en souriant un signe d’approbation, qui le fit sourire à son tour. Le carrosse revenu, nous allâmes chercher la marquise dona Theresa, et nous partîmes pour unsitioqui lui appartenait, situé à mi-côte: le chemin était escarpé, très-rude; le cocher maladroit fit monter une roue sur un débris de rocher, et nous versâmes. La marquise jetait les hautscris en appelant laMadonneà son secours: don Pacheco, étendu sur elle, le bras foulé et deux contusions à la tête, crioit:Jésus!Jésus! et jurait contre son cocher. Pour moi; sain et sauf, je me hâtai de les secourir. Dès que don Pacheco fut relevé, quoique souffrant beaucoup, il courut après son cocher, l’épée à la main: il voulait absolument le tuer; mais il eut des ailes aux pieds. Cependant, comme nous avions besoin de lui, son maître se calma, et promit de le laisser vivre encore quelque temps. Nous revînmes tristement à la ville; don Pacheco, en gémissant, me disait: J’ai été fort heureux d’avoir prêté mon carrosse à l’église avant d’y entrer; sans quoi nous tombions dans un précipice hérissé de rochers, où nous aurions tous péri: je trouvai cette manière de se consoler très-philosophique. Cependant, il fut obligé de garder la chambre pendant plusieurs jours, où il reçut la visite de toute la noblesse de la ville. Sa fille sollicita la permission de le voir, mais il fut inexorable.
On disserta beaucoup sur cet événement: les moines assuraient qu’il était sans exemple qu’un carrosse eût versé après avoir eu l’honneur de porter levenerabile. Je crus m’apercevoirqu’ils cherchaient à persuader que j’étais la cause de ce malheur, attendu l’indévotion et le scepticisme de notre nation, et surtout du militaire français. Une belle dame me demanda si je n’étais pas janséniste? — Non, lui dis-je, je suis capitaine d’infanterie.
L’après-dînée pendant la méridienne, j’allai chercher milord Dorset à son auberge; je lui demandai comment il se trouvait à Cordoue? — Je végète tout doucement, dit-il, je mange beaucoup d’oranges et bois d’excellent punch: je lis l’histoire d’Espagne de Mariana, je médite Pope et son Essai sur l’homme, où sous les couleurs d’une riche poésie, j’apprends à me connaître et à devenir meilleur; mais je puis dire avec plus de raison que lui, quetout est bien.[64]Vous ne soupçonneriez pas avec qui j’ai des conversations assez longues? avec mon cordonnier: cet homme, âgé d’environ dix lustres, fait des souliers depuis l’âge de douze ans; il ne sait ni lire, ni écrire,mais il a beaucoup voyagé. En fesant ses souliers, il roule dans sa tête des idées métaphysiques. L’autre jour il me disait: si notre ame est immortelle, elle n’a donc pas été créée? Car tout ce qui a été créé doit finir; donc, elle existait avant notre formation, et où? et comment? Et pourquoi a-t-elle animé mon corps plutôt que celui d’un autre? Est-ce qu’elle lui était destinée de toute éternité? Milord, tout cela m’embarrasse et m’inquiète quelquefois; mais quand je vois que cette pensée me tourmente trop, un verre de vin met mon ame à la raison. — Votre cordonnier, lui dis-je, me paraît un grand métaphysicien. Un philosophe grec découvrit un mathématicien dans un homme chargé d’un fardeau, par la sagacité avec laquelle il était arrangé; il le tira de son état pour en faire un savant. — Je ne pourrais pas rendre le même service à mon cordonnier: il prétend que tous les états sont égaux, et que l’ignorance et le savoir se touchent de si près, que ce n’est pas la peine de passer le pont, pour entrer dans le pays de la science. Je contai à milord l’aventure de don Pacheco, qui égaya beaucoup sa philosophie. J’aime, dit-il, la nation espagnole, et je lui pardonne sa superstition, qui n’altèreni sa gaîté, ni son penchant au plaisir, ni ses vertus sociales. Le peuple de Londres n’est point attaqué de cette maladie religieuse; mais il est sombre, débauché, et quelquefois féroce: ce que j’attribue à la tristesse et à l’âpreté de notre climat, et surtout à l’avarice et à la cupidité. Après une visite d’une heure, je le quittai en promettant de venir le prendre le lendemain matin pour aller nous promener ensemble.
J’allai faire la partie d’échec du malade; je ne me laissai pas vaincre comme autrefois à Perpignan: Séraphine n’était plus le prix de ma défaite; mais il s’était fortifié, et nous combattions à force égale. Je voulus hasarder quelques propos en faveur de sa fille. Ne m’en parlez jamais, me dit-il gravement; j’ai commandé ce matin cinquante messes pour l’ame de sa mère; lorsqu’elle sera sortie du purgatoire, elle priera pour sa fille.
Le jour suivant à dix heures du matin, je me rendis chez milord, et nous sortîmes aussitôt. Le temps était doux, le ciel serein, et les champs couverts de verdure et de fleurs. Milord animé, vivifié par cette heureuse température, me disait: il me semble que je suis dans le paradis terrestre; il est vrai que je ne vois pas l’arbre de la science. Maintenant à Londres,il neige, il pleut; on s’enveloppe dans sa fourrure, et l’on souffle dans ses doigts. Ici tout est riant, nous cueillons la violette: j’ai vu ce matin des roses; l’année n’a ici que deux saisons, un long printemps et un été. Si ce qu’avance notre Bacon est vrai, que l’inconstance du climat, la transition brusque d’une température à l’autre, sont les causes principales de la destruction rapide de l’homme, les habitants de la Bétique doivent jouir d’une santé ferme et durable.
Nous trouvions dans les rues des moines de toutes les couleurs, des capucins à longue barbe, des femmes, des matrones couvertes de leurs mantes, des hommes enveloppés de leurs capes, et coiffés d’un vaste chapeau à ailes rabattues, marchant d’un pas grave et mesuré; nous rencontrions aussi de jolies femmes lestes et piquantes, la tête ornée d’un voile blanc, et arrangé avec tant d’adresse, que la beauté de leur visage et le feu de leurs yeux brillaient d’un éclat moins vif, mais plus doux; ainsi, lorsqu’un rayon de soleil perce l’obscurité d’un nuage, l’éclat de ce rayon adouci flatte plus nos yeux, et nous paraît plus riant et plus tendre.
Così qualor si rasserena il cieloOr da candida nube il sol traspare.
Così qualor si rasserena il cieloOr da candida nube il sol traspare.
Così qualor si rasserena il cieloOr da candida nube il sol traspare.
Così qualor si rasserena il cielo
Or da candida nube il sol traspare.
La gaîté, le sourire, la mollesse de la démarche de ses jeunes beautés contrastaient singulièrement avec la gravité des matrones. Je crois voir, dis-je à milord, les nymphes de Vénus à côté des sybilles. — Et moi, en voyant cette quantité de moines, je me crois dans un bal masqué. Mais nous voici dans une situation charmante. Le Guadalquivir coule à nos pieds; le gazon nous offre des siéges et les orangers leurs ombrages; asseyons nous. Je lui demandai alors quelques détails sur l’Andalousie. — Ce beau pays a appartenu long-temps aux Romains et aux Goths, les Maures leur succédèrent; mais infidèles à leurs souverains d’Afrique, ils divisèrent la Bétique en trois royaumes, qu’ils se partagèrent, Jaen, Cordoue et Séville. Les Abderames se plurent à embellir Cordoue, la capitale de leur royaume; des fontaines ornaient la place publique, et portaient l’eau dans les maisons. La ville fut pavée en 851.[65]La population était alors immense: des historiens prétendent que les bords du Guadalquivir étaient couverts de douze millevillages; Cordoue renfermait dans ses murs deux cent mille habitants qui, aujourd’hui, sont réduits à trente-cinq mille: les califes y étalaient un luxe, une magnificence dont le récit paraît fabuleux.[66]
Abderame III, qui régnait en 912, prince politique, guerrier, généreux et magnifique, fut épris pendant toute sa vie de l’une de ses esclaves nomméeZehra. Il fit bâtir pour elle une ville près de Cordoue, et lui donna ce mêmenom de Zehra, qui signifie fleur, ornement du monde. C’était un séjour délicieux; dans les rues on respirait la fraîcheur et la volupté. Le palais de cette favorite surpassait tous ceux de la ville en splendeur et en délices. Quarante colonnes de granit, plus de douze cents autres de marbre d’Espagne et d’Italie soutenaient et décoraient ce superbe édifice; les murs du salon nommé Califat étaient revêtus d’or, des animaux d’or massif versaient l’eau dans des bassins d’albâtre: rien surtout n’égalait la richesse et l’éclat du pavillon où le calife venait passer les soirées auprès de sa bien-aimée, et se délasser des travaux du jour. Le plafond, revêtu d’or et d’acier, incrusté de pierres précieuses, réfléchissait la lumière d’une infinité de flambeaux portés par des lustres de cristal: au centre de ce salon une gerbe d’argent vif jaillissait dans un bassin d’albâtre. — N’avez-vous pas trouvé, lui dis-je en riant, cette description dans un conte arabe? ou bien me parlez-vous des richesses immenses de Salomon, qui avait fait bâtir un temple et deux palais où le trône, la vaisselle, les vases étaient d’or massif, ainsi que les boucliers des gardes, sans que ce faste oriental eût coûté une obole à ses sujets, qui buvaient et se réjouissaient à l’ombre de leurs vignes et de leursfiguiers? — Le luxe et l’opulence des califes sont beaucoup moins problématiques que ceux de Salomon. Tous les auteurs arabes attestent la magnificence des rois de Cordoue. La prodigieuse fertilité du sol, des mines abondantes d’or et d’argent, en étaient la source. Le sérail d’Abderame III renfermait six mille trois cents personnes, soit épouses, concubines, ou eunuques noirs et blancs. Abderame, chargé du poids du gouvernement, élevait cette belle mosquée, aujourd’hui la cathédrale de Cordoue, construisait des aqueducs qui apportaient l’eau dans des tuyaux de plomb, cultivait en même temps les lettres et les beaux arts, les encourageait, s’entourait de philosophes, de poètes, jouissait de leurs entretiens. Une petite anecdote va vous faire connaître le caractère aimable de ce calife. Une de ses esclaves favorites, piquée contre lui, jura, dans sa colère, de faire murer la porte de son appartement plutôt que de la lui ouvrir. Le chef des eunuques, épouvanté, vint se prosterner aux pieds de son maître, et lui dénoncer ce blasphême. Le calife lui commande en souriant de faire bâtir devant la porte de cette esclave un mur de pièces d’argent, dont la démolition lui appartiendrait lorsqu’il lui plairait d’ouvrirsa porte: le même jour le mur d’argent fut renversé. — Il me paraît que jamais mortel n’a été aussi heureux que cet Abderame; nul n’a réuni autant de gloire, de plaisirs, et de bienfaits de la nature et de la fortune. — Vous allez juger de son bonheur par un article de son testament. «J’ai régné, dit-il, cinquante ans; j’ai épuisé tous les plaisirs, toutes les voluptés; j’ai joui de tout ce qui flatte l’ambition, l’orgueil des hommes; et dans ce laps de temps, au sein de la gloire, de la puissance et des voluptés, je n’ai compté que quatorze jours de bonheur. Mortels! appréciez la grandeur et le prix de la vie!» — Je vois que ce monarque n’avait plus rien à désirer, et que les éléments du bonheur se composent de la crainte et de l’espérance. Sans doute un amant espagnol, qui ne voit sa maîtresse qu’à travers les jalousies de ses fenêtres, qui ne lui parle que des doigts, qui vient jouer la nuit de la guitare sous son balcon, est beaucoup plus heureux que cet Abderame, ou feu Salomon, avec leurs mille épouses ou concubines. — Ce qui doit rendre la ville de Cordoue célèbre à jamais, c’est qu’elle fut, comme Athènes, l’asile des sciences et des arts. On prétend que le sultan Alkehem II, avait rassemblé six cent mille volumesmanuscrits dans sa bibliothèque royale. Cordoue avait des écoles fameuses de médecine, d’astronomie, de géométrie, de chimie et de musique. Cette dernière école produisit le célèbre Mussali, regardé comme un des plus grands musiciens. Les autres écoles ont été illustrées par plusieurs savants, et surtout par Averroès, le premier des philosophes. Sa vie fut singulière. Dans sa jeunesse il était passionné pour la poésie et les plaisirs: dans l’âge mûr, il brûla ses vers, étudia la législation, remplit une charge de judicature, qu’il quitta dans un âge plus avancé pour s’adonner à la médecine, qu’il exerça avec un grand succès. Enfin la philosophie s’empara entièrement de là dernière saison de sa vie. Son indifférence pour toutes les religions lui attira la haine des imans et des fanatiques; ils le dénoncèrent à l’empereur de Maroc, qui le condamna à se tenir à la porte de la mosquée, pour y recevoir, sur le visage, le crachat des fidèles. Je n’entre jamais dans cette église sans penser à ce philosophe, le plus beau génie de Cordoue, souillé, couvert de la salive de ses concitoyens. Il me rappelle notre Thomas Morus, homme savant, grand philosophe, condamné à perdre la tête sur un échafaud. Le règne des Maures a duré sept siècles.
Cordoue dans tous les temps a produit de grands hommes, les deux Sénèque et Lucain leur neveu: et qui ne serait pas embrasé du feu du génie, sous l’influence d’un si beau climat! Du temps des Romains il y avait une université où l’on enseignait l’art oratoire, la philosophie et la morale. — Vous ne me parlez pas de Gonsalve Fernandez, surnommé le Grand-Capitaine? — Que m’importe aujourd’hui qu’il ait existé, qu’il ait chassé les Français du royaume de Naples, autant par ses ruses et ses perfidies, que par ses talents militaires! j’estime infiniment plus Loke, Newton, Pope et Cicéron, Plutarque et Montesquieu, qui m’amusent et m’instruisent des siècles après leur mort, que le prince Eugène et Marleborough même, quoiqu’il ait battu les Français, et couvert ma nation de gloire.
A l’heure du dîné, je quittai milord, en promettant de venir le rejoindre pendant les méridiennes: mais la destinée en avait ordonné autrement, ce qui contrariait un peu ma liberté d’indifférence; car j’avais projeté une chose, et je fus obligé d’en faire une autre.
Sur un autel de fer un livre inexplicableContient de l’avenir l’histoire irrévocable.
Sur un autel de fer un livre inexplicableContient de l’avenir l’histoire irrévocable.
Sur un autel de fer un livre inexplicableContient de l’avenir l’histoire irrévocable.
Sur un autel de fer un livre inexplicable
Contient de l’avenir l’histoire irrévocable.
Je trouvai à la porte de don Pacheco une femme âgée, qui, après m’avoir salué d’unave Maria, me demanda si je n’étais pas le seigneur don Louis de Saint-Gervais; sur ma réponse affirmative, elle ajouta qu’Una Senora Hermosa(belle) désirait me voir et me parler. — Quel est son nom? — J’ai ordre de le taire. — Où est sa demeure? —A la plaza Mayor. — Je ne suis guère plus avancé. — Si vous voulez venir chez elle, je vous y conduirai. — C’est l’heure du dîné: — Eh bien, venez à quatre heures, après la sieste; rendez-vous à la porte de la cathédrale, j’y serai. — Ne pouvez-vous me dire ce que me veut cette belle dame? — Non, elle s’expliquera elle-même. — Puis-je lui être utile? — Oui, si votre ame a la générosité que votre physionomie annonce. — Je vous remercie; à quatre heures précises, je me trouverai devant la cathédrale. —Viva usted mil anos. — Je vous rends grâce, je n’en désire pas tant.
Je rêvai pendant le dîné à ce message; est-ce encore, me disai-je, une Angélique Paular, qui, pressée du besoin du mariage, veut m’honorer de sa tendresse et de sa main? ou quelque belle dame ennuyée des plaisirs de l’hymen, aspire-t-elle à ceux de l’amour? Soitcuriosité ou tout autre intérêt, j’allai au rendez-vous. J’étais devant la mosquée d’Abderame, je regardais, j’admirais la superbe façade de cette église, où jadis les enfants de Mahomet, avec un autre culte, d’autres rites, venaient adorer le même Dieu que nous, lorsque j’entendis à mes oreilles:Dios bendiga ousia.[67]Je tournai la tête, et je reconnus la messagère du matin. Je la suivis, et nous entrâmes dans une maison de belle apparence. Elle me conduisit dans un salon où elle me laissa, en me priant d’attendre; ce que je fis en me promenant, car une agitation intérieure me forçait au mouvement. Quelle fut ma surprise, lorsqu’au lieu d’une belle dame, je vis entrer un beau jeune homme, qui me dit en m’abordant: Je viens vous faire les excuses de ma femme, elle est occupée dans ce moment; mais elle ne tardera point à paraître. — Je la prie de ne pas se déranger: puis-je vous demander à qui j’ai l’honneur de parler? — Mon épouse veut avoir le plaisir de se faire connaître et de se nommer elle-même. Après ces mots, nous nous promenâmes dans le salon, sans aucun motif de conversation, chacunde nous occupé à imaginer des phrases, et moi surtout impatient de savoir quel rôle je venais jouer dans cette maison. Mais j’entends ma femme, me dit cet époux; elle vient, je vous laisse avec elle; et soudain il s’éclipsa. J’aperçois alors à la porte du salon une femme d’une taille majestueuse, qui s’avançait à pas lents: je la regarde attentivement, sans bien démêler ses traits qu’ombrageait un voile blanc. Lorsqu’elle fut auprès de moi, elle me dit: Le chevalier don Louis ne me reconnaît pas? — Ah! pardonnez-moi, m’écriai-je, je vous reconnais à vos beaux yeux, et à votre voix si douce, si mélodieuse. Vous êtes la beauté que j’avais trouvée à Perpignan, que j’ai perdue à Cordoue, et qui m’a fait faire bien du chemin. A ce reproche, elle rougit, et baissa les yeux, et puis se rassurant, elle me dit: Vous m’en voulez beaucoup, j’ai de grands torts à vos yeux? — Plus je vous regarde, et plus je vous trouve coupable. — Savez-vous que vous parlez très-bien espagnol? — Je vous en ai l’obligation. — Eh bien, don Louis, je veux vous en avoir une bien plus importante, et je connais trop votre générosité, vos vertus, pour ne pas compter sur vous. — Je ne vous aurais jamais vue, vous nem’auriez jamais aimé, que je ne pourrais rien refuser à la belle Séraphine. Qu’exigez-vous de moi? faut-il aller pour vous à Saint-Jacques-de-Compostelle, à l’église de Notre-Dame d’Atocha? — Vous n’irez pas si loin. — A propos, votre mari, mon heureux rival, est un très-joli homme; il ne laisse aucune consolation à mon amour-propre. — Vous n’en serez que moins indulgent pour moi. — Au contraire, j’en serai plus porté à vous obliger. Quel service puis-je vous rendre? — Celui de me réconcilier avec mon père: sa colère tombera devant vous; il vous aime beaucoup; c’est le regret de vous avoir manqué de parole, de ne pas vous avoir pour gendre, qui l’irrite le plus contre nous; et si vous voulez implorer notre grâce, je ne doute pas du succès de vos prières. — Il serait peut-être moins inexorable, si don Alonzo était gentilhomme. — Il a de la fortune, et vit noblement, et tout Espagnol riche esthidalgoou passe pour tel.[68]— Je répondrai, madame, à votreconfiance; je vais plaider voire cause, et non la mienne; j’oublierai la belle et tendre Séraphine, pour madame de la Roca. Son époux entra dans ce moment, et joignit avec beaucoup de grâce et d’intérêt ses prières à celles de sa femme. Il m’invita à dîner pour le lendemain: je le refusai, en lui alléguant que son beau-père me saurait mauvais gré de ma liaison avec eux, et que j’affaiblirais par-là mon influence et mon crédit. Mais je vais tâcher de réveiller sa tendresse pour vous, de rendre un père à ses enfants, et des enfants à leur père. Je ne quittai point cette brillante Séraphine, sans un vif serrement de cœur. Sa beauté était dans tout son éclat; l’hymen semblait avoir achevé l’ouvrage de la nature, en perfectionnant ses charmes: dans cette entrevue mon amour se réveilla, et le souvenir touchant d’avoir été aimé rouvrait une blessure encore récente.
Cependant je tâchai de rappeler toutes les forces de mon ame, et de l’ouvrir à la voix de l’honneur pour exécuter la noble commission dont j’étais chargé. Je me promenai sur laplaza Mayor, rêvant aux moyens que j’emploierais pour fléchir don Pacheco; je délibérais si je ferais agir sa maîtresse ou son confesseur.Réflexion faite, je crus devoir les exclure tous les deux. La marquise n’avait aucun intérêt à cette réconciliation, et le moine n’aurait pas voulu s’en charger de peur de déplaire à son pénitent, et de risquer son crédit. Pour conclusion je vis que je ne pouvais compter que sur moi-même. Attendons, dis-je, à demain; si don Pacheco a passé une bonne nuit, si sa digestion est bien élaborée, s’il est content de la marquise, je hasarderai ma requête.
Heureusement je le trouvai de belle humeur. Il avait bien dormi; la marquise venait de lui envoyer un scapulaire brodé de sa main, dont il me fit admirer le travail et l’élégance; et pour accroître sa gaîté, je lui proposai une partie d’échec: c’était proposer une bataille à Charles XII, ou à un poète de me lire ses vers. Je me laissai vaincre deux fois; Pompée n’était pas plus heureux en montant sur son char triomphal au Capitole, après avoir vaincu Sertorius. Il me parla ensuite avec transport de sa belle marquise, me vanta sa fidélité, sa tendresse, et me dit qu’il comptait lui laisser dans son testament un legs considérable, et qu’il voulait être enterré en habit de religieux. — Croyez-vous, lui dis-je en riant, entrer dans le Ciel à la faveur de ce déguisement? — Non,mais je m’habille ainsi pour que le diable n’enlève pas mon ame en chemin. — Que laissez-vous à votre fille? — Son mari; que lui faut-il de plus? — Votre tendresse et son pardon. — Elle ne les aura jamais: elle m’a fait manquer à ma parole, à la reconnaissance, elle a trahi ma confiance, mes bontés! — Mais c’est moi qui suis le plus maltraité, le plus malheureux: je perds un beau-père illustre, une grande alliance, et une femme charmante: cependant je lui pardonne son inconstance, et je vous rends votre parole. — L’exemple est beau et digne d’un chevalier français; mais notre position est différente: vous perdez une femme, et vous en retrouverez une autre; et moi je perds une fille que j’aimais, et je trouve un gendre que je n’aime pas, et dont je ne puis me défaire. Que diraient mes ancêtres, si j’avouais un commerçant pour l’époux de ma fille? Que penserait ce trisaïeul de ma grand-mère, Martin Bozo, chevalier de l’ordre de la Bande, mort à l’âge de cent vingt ans, après avoir fait cent campagnes et vu une infinité de combats et de batailles? — On m’a assuré que don Alonzo de la Roca était extrêmement flatté de votre alliance; il prétend que le titre de votre gendre l’anoblit plus que ne ferait celui degrand d’Espagne. Je m ’aperçus que cette phrase chatouillait son amour-propre. J’ajoutai: Don Alonzo a reçu une excellente éducation, sa figure est charmante, son air noble; on le prendrait pour un grand seigneur. Il a pour vous, pour vos belles qualités, la plus grande vénération; il vous regarde comme un de ces braves chevaliers qui, jadis, firent tant d’honneur à l’Espagne. Il jouit d’une grande opulence, et vous savez quelle considération, quels hommages elle attire; elle mène à tout. De plus, monsieur, vous croyez me devoir quelque dédommagement pour la perte que je fais; eh bien, accordez à ma prière la grâce de vos enfants: ce sera ma récompense et le plus grand de vos bienfaits. — Votre générosité, votre éloquence, en me frappant d’admiration, m’entraînent malgré moi: je fais grâce à ma fille à cause de vous, je consens à la voir. — Sans son époux? — Oui je le reconnaîtrai pour le mari de ma fille; mais de loin, sans le recevoir chez moi. — Un demi-bienfait n’est pas digne de vous; un cœur noble comme le vôtre s’abandonne à sa générosité, sans la circonscrire dans des bornes étroites. — Vous me pressez vivement! — C’est ma tendre amitié pour vous qui me fait plaider cette cause avec chaleur.— Allons, vous le voulez, je pardonne à tous deux, et je consens à les voir. A ces mots je l’embrassai, le serrai dans mes bras, en l’assurant de ma reconnaissance et de celle de ses enfants. Il me permit de les amener le lendemain. Je courus sur-le-champ leur porter cette heureuse nouvelle. Séraphine, l’œil mouillé de larmes me remercia dans les termes les plus affectueux. Nous arrêtâmes que je viendrais les chercher le lendemain à l’heure du déjeûné de don Pacheco. Je conseillai à don Alonzo la parure la plus élégante, et à sa femme l’habit le plus simple et le plus modeste.
J’allai les prendre à l’heure convenue. Séraphine, un voile blanc sur la tête, sa basquine pour toute parure, pâle et tremblante, ressemblait à la belle Iphigénie que l’on menait à l’autel; et son époux, jeune et bien fait, était paré, comme un jour de noces, d’un habit bleu céleste brodé en argent, et d’un chapeau orné de grandes plumes blanches; la garde de son épée était d’un acier brillant, et les pierres de ses boucles étincelaient du feu des diamants. Dès que nous fûmes chez don Pacheco, j’allai le prévenir de l’arrivée de ses enfants. Il appela aussitôt son valet de chambre, se fit donner son plus bel habit, sa clef de chambellan, sa croixde Calatrava, son grand chapeau galonné d’or, orné de plumes, sa longue épée, qu’il attacha à ses cotés après l’avoir baisée, fit placer dans son antichambre tous ses nouveaux et anciens domestiques, car, selon l’usage charitable des Espagnols, il nourrissait dans sa maison tous les domestiques de son père et de sa mère, et quand tout fut en ordre, il me permit d’amener don Alonzo de la Roca et sa femme. J’allai les chercher. Je donnai la main à Séraphine, qui tremblait comme la colombe dans les serres de l’épervier: son mari nous suivait, et semblait se rassurer caché derrière nous. Don Pacheco était debout au milieu de la chambre, appuyé sur sa canne à pomme d’or, le chapeau sur la tête, la physionomie austère et fière: c’était un préteur romain sur son tribunal. Voici, seigneur don Pacheco, lui dis-je en entrant, votre fille et votre gendre qui viennent embrasser vos genoux, et implorer leur grâce. Alors Séraphine se précipita à ses pieds; mais elle faillit à se trouver mal. Son père s’empressa de la relever et de la faire asseoir. Ensuite il jeta les yeux sur son gendre, dont la bonne mine, l’éclat des vêtements, paraissaient lui faire une vive impression. Don Alonzo, les yeux baissés, gardait le silence. Pour terminer l’embarrasdes trois acteurs de cette scène, je dis à don Pacheco: Vos deux enfants, navrés de repentir d’avoir pu vous déplaire, vous implorent à genoux et demandent leur grâce et votre bénédiction. Votre fille ne peut vivre si vous ne lui pardonnez, si elle n’a plus votre tendresse. Allons, seigneur don Pacheco, écoutez la nature, votre générosité et votre clémence, embrassez votre fille.
Séraphine alors se leva pour se jeter au cou de son père qui la prévint et la prit dans ses bras. Séraphine pleurait; don Pacheco, pour conserver sa dignité, retenait ses larmes qui voulaient s’échapper. — Ah! mon père, lui dit Séraphine en sanglotant, me pardonnez-vous? — Oui, oui, je te pardonne; que Dieu te pardonne comme moi et te bénisse! Votre gendre, lui dis-je, est sans doute compris dans l’amnistie? — Oui, c’est un très-joli garçon. Don Alonzo, ajouta-t-il, en fixant les yeux sur lui, j’avais promis ma fille à don Louis de Saint-Gervais, bon gentilhomme, brave chevalier français, capitaine d’infanterie, qui a fait sept campagnes, a reçu deux blessures glorieuses et m’a rendu de grands services; vous avez employé la séduction et aspiré à mon alliance sans être gentilhomme. — Ah! s’écria Séraphine,je suis aussi coupable que lui! Et puisque vous m’avez pardonné, mon époux mérite la même indulgence. J’ajoutai: «Il est digne de votre tendresse et de vos bontés, par son respect et son admiration pour vous, et son amour pour votre fille: s’il n’est pas néhidalgo, il en a les sentiments, et la bravoure, et la bonne mine; ses titres de noblesse sont dans son ame.» — Monsieur, je vous reconnais pour mon fils, à condition que vous quitterez votre commerce, et que vous entrerez dans la garde espagnole; vous êtes jeune, riche et bien fait; j’ai des amis à la cour, je vous ferai nommeralfierez(enseigne). Un jour vous pouvez devenir capitaine, colonel; le gendre de don Pacheco Lasso, conde de Montijo, caballero del orden de Calatrava, gentilhomme de la chambre de sa majesté catholique, doit avoir un état brillant, et qui réponde à la splendeur du sang auquel il s’allie. Don Alonzo lui répondit qu’il embrasserait volontiers un état qu’il aimait, et qui devait le rendre plus agréable à son beau-père, dont il désirait vivement l’estime et la tendresse. — Allons, monsieur, je suis content de vous, je vous reconnais pour mon fils, et pour un véritable gentilhomme: allez faire venir vos effets, vous logerez dansma maison, et vous trouverez en moi un bon père. Ainsi se termina, à la satisfaction des intéressés, une scène qui leur avait donné bien de l’inquiétude. Brave chevalier, me dit don Pacheco, je donnerais la moitié de mon bien pour que vous fussiez Espagnol et que vous demeurassiez avec nous: mais partout où vous serez, à Paris, en Perse, à Pékin, mon souvenir et mon amitié vous suivront toujours. Séraphine me dit qu’elle n’oublierait jamais don Louis et sa générosité. — Ni moi non plus, la perte que j’ai faite. A ces mots, ses beaux yeux semblèrent me dire que je n’étais pas encore entièrement effacé de son cœur, et que je ne devais mon malheur qu’à mon absence un peu trop prolongée.
Rien ne me retenait plus à Cordoue; mon projet était, en retournant en France, de m’arrêter quinze ou vingt jours à Valence, pour les passer au sein de l’amitié avec don Inigo et avec son aimable fille; mais j’attendais le retour de don Manuel et du père don Augustin, pour aller avec eux et l’hermite de Carthagène, à la nouvelle colonie de la Sierra-Moréna. Milord Dorset partit bientôt pour l’Italie, où il allait, disait-il, comparer le vin de Monte Pulciano et le Lacrima Christi avecle Malaga et le Xerès, et la galanterie et la superstition espagnoles avec la volupté et la dévotion italiennes. La veille de son départ je passai avec lui toute la journée. Nous allâmes nous promener dans les belles vallées des environs, nous gravissions sur les hauteurs; de-là nous portions nos regards sur cette terre fortunée qui déployait devant nous sa fertilité et sa magnificence. «Du temps des Romains, me dit milord, le produit des chardons montait à cinquante mille écus, et maintenant dans les années d’abondance on fume les terres avec des citrons.» Nous rencontrions nombre de femmes avec des chapeaux ronds sur leurs voiles et des basquines de couleur, montées sur de petites bourriques, la plupart d’une figure agréable, relevée par de beaux yeux; mais ce qui les rendait plus intéressantes, c’était leur gaîté et le doux sourire dont elles nous caressaient en passant près de nous. — Ah! bienheureuse influence du climat, s’écria milord, l’homme et la terre, tout est ici heureux et riant!
De retour à la ville, nous entrâmes dans une église remplie de caisses d’orangers et de vases de fleurs, et parquetée de gazons fleuris; une multitude d’oiseaux voletants çà et là, semblaient,par des chants d’allégresse, célébrer les louanges du Seigneur, et le remercier de ses bienfaits. «J’ai vu, me dit milord, dans les églises de Madrid, des fontaines dont l’eau tombait dans des bassins d’argent ou de marbre, entourées d’orangers renfermés dans de belles caisses, et de cages remplies d’oiseaux. Jadis à la messe de minuit, des religieux dansaient dans l’église au son des instruments; ils disaient que l’on ne peut trop se réjouir de la naissance du Seigneur: des railleries ont fait supprimer ces danses; mais il y a encore des processions où des hommes et des femmes dansent ensemble devant l’image de la Vierge, au son des castagnettes et d’autres instruments. Le jeudi saint à Ségovie, huit hommes métamorphosés en géants, et conduits par un nain, précèdent un autel magnifiquement décoré, et chargé du Saint-Sacrement: cet autel, porté par des hommes cachés sous des tentures, paraît marcher tout seul; d’autres hommes, représentant des animaux, l’environnent; tandis que divers personnages, armés de castagnettes, dansent autour des prêtres, au son des flûtes et des tambourins. Les danses, les chants, les parures champêtres des églises attachent les peuples à la religion,surtout ceux du midi. Où la superstition a-t-elle eu plus d’empire qu’à Rome? Où conserve-t-elle mieux sa puissance que dans l’Italie moderne? Les auteurs Arabes rapportent que Mahomet fit un pélerinage à la Mecque à la tête de quatre-vingt-dix mille hommes, suivi d’un grand nombre de victimes ornées de fleurs et de banderolles, et que parvenu dans le temple, il baisa respectueusement l’angle de la pierre noire, fit sept fois le tour du sanctuaire d’Ismaël; les trois premiers d’un pas précipité, les autres plus lentement; il s’approcha ensuite du marche-pied d’Abraham, et alla baiser une seconde fois l’angle de la pierre noire. Les Grecs soutenaient leur religion par leurs fêtes et leurs pompeuses théories. Le christianisme pénètre de vénération et d’amour les ames sensibles des Italiens et des Espagnols par l’image d’une vierge belle, touchante et portant un dieu-enfant dans ses bras. Je conviens cependant que dans ces climats, l’église indulgente pour la faiblesse et la fragilité des hommes, semble n’exiger d’eux que l’observance des rites, des jeûnes et du carême: le joug de cette religion n’est pas accablant; ses liens sont faibles et peu serrés; mais son règne en sera de plus longue durée. Un jourSixte-Quint, à qui l’on disait que le calvinisme défendait rigoureusement les plaisirs de l’amour, s’écria: