CHAPITRE V

Arrivés sains et saufs à Grindelwald, nous avons regagné Interlaken en voiture. Pour aller à Lucerne, nous avons d'abord traversé le délicieux lac de Brienz dans une barque à rames couverte d'une tente, car il n'y avait pas encore de bateaux à vapeur.

En route, nous fîmes une pause à la gracieuse cascade du Giesbach, où l'hôtel n'existait pas encore; mais une famille patriarcale recevait cordialement les étrangers, et leur faisait les honneurs des échos du lac, avec la trompe traditionnelle du pays.

Au bout du lac une voiture légère nous conduisit à Meyringen, où nous avons couché.

Le lendemain matin, après avoir admiré la belle cascade du Reienbach, nous prîmes quatre chevaux de selle et deux guides pour traverser le col du Brunig, et cheminer ainsi jusqu'à Alpenach sur le bord du lac de Lucerne.

Au sommet du Brunig, nous entrâmes dans un épais brouillard qui nous cachait presque complètement le chemin; les chevaux des dames étaient conduits à la main par nos guides, et les nôtres suivaient docilement leurs chefs de file.

Nous arrivâmes ainsi sans encombre à Lungern où nous retrouvâmes notre ami le soleil, qui après deux heures d'absence ne nous a plus quittés.

Nous y fîmes halte; après déjeuner, pendant que ces dames se promenaient, du bout de mon crayon, je croquais quelques paysannes en costume pittoresque du canton, jupons courts et cheveux relevés à la chinoise, avec une crête énorme de dentelles sur le chignon.

Après avoir traversé la vallée, et côtoyé le petit lac de Sarnen, aujourd'hui presque desséché, nous quittâmes nos montures près d'Alpenach, pour entrer dans une petite barque à rames que deux vigoureux descendants de Guillaume Tell conduisirent en quelques heures à Lucerne, sur le beau lac des Quatre-Cantons, dont l'aspect abrupte et varié diffère complètement de celui de Genève.

Nous n'eûmes pas la tentation de monter au Righi, ce jour-là couvert de nuages; nous avions assez du Faulhorn, où nous étions montés assez haut pour voir les nuages à l'envers et nous étions persuadés que nous ne pourrions rien voir de plus beau.

Ce qui fait la renommée du Righi, c'est le panorama des Alpes Bernoises, dont nous venions de jouir d'un observatoire beaucoup plus rapproché.

Nous retrouvâmes exactement notre fidèle Antoine, qui depuis deux jours nous attendait avec nos équipages; c'est alors qu'il nous fit la fameuse réponse bien souvent citée depuis, et qui n'en mérite pas moins d'être conservée:

En nous contant les embarras de sa route et les peines qu'il avait eues pour se faire comprendre, lorsqu'il demandait son chemin, il nous disait: Les gens de ce pays sont si bêtes! ils ne comprennent ni le français ni le patois, enfin rien! absolument rien! c'est bien étonnant que j'aie pu m'en tirer.

Enfin il y était, c'était l'essentiel; rien ne manquait dans notre matériel de voyage et, chose surprenante, on ne l'avait pas trop écorché!

Après une journée passée à Lucerne, pour voir la ville, ses églises, le fameux lion commémoratif de la défense du roi Louis XVI par les régiments suisses à Versailles, et les vieux ponts de bois aux curieuses peintures, nous continuons notre voyage par Soleure.

Ma mère était heureuse de faire une visite inattendue à M. Franchet d'Espéray qui s'y était réfugié après la chute des Bourbons en 1830. Cette occasion de le voir était aussi pour moi un plaisir; j'en avais entendu parler si souvent! Il était seul avec ses fils, madame et ses filles étaient absentes. M. Franchet nous reçut comme de vieux amis; il embrassa cordialement ma mère et ma cousine. Les jeunes gens baisèrent respectueusement les mains de ces dames; quoiqu'ils fussent encore bien petits, ils avaient déjà de grandes manières; cela du reste n'avait rien qui pût nous étonner, l'un d'eux était filleul du roi Louis XVIII.

De Soleure nous rentrâmes en France, toujours à petites journées, par Neufchâtel, Pontarlier et Dôle, où nous restâmes un jour chez mon oncle Camille Jordan, qui s'y était fixé après son mariage.

Nous avons été de retour à Lyon exactement pour le Ieroctobre, après un voyage d'un mois, par le plus beau temps du monde, car nous n'avions eu qu'une demi-journée de pluie, entre Thun et Interlaken.

Nous étions arrivés en même temps, au bout de notre voyage et au bout de notre argent.

Voici le résumé sommaire et approximatif de nos dépenses:

Le prix des tables d'hôte dans les premiers hôtels ne dépassait jamais 3 francs vin compris, souvent il était inférieur; dans les chambres doubles, le prix d'un lit était en général de 1 franc par jour. Le déjeuner du matin ne coûtait que 50 à 60 cent.

Notre dépense normale par personne était donc de 5 francs par jour à peu près; pour quatre, cela faisait 20 francs, pour trente jours 600 francs. Il nous était donc resté 400 francs pour le domestique, le cheval et les dépenses supplémentaires de l'Oberland.

Aujourd'hui, pour le même temps et le même parcours, il faudrait certainement dépenser le triple. Je le sais par expérience, car je suis retourné bien souvent en Suisse depuis 1834; j'ai revu presque toutes les villes que j'avais alors visitées; j'ai revu l'Oberland, il n'y a pas très longtemps.

De tous mes voyages, le plus ancien, que je viens de raconter, est celui dont je me souviens le mieux; si mon esprit et ma mémoire ont conservé une vive impression des magnificences vues à cette époque lointaine, mon cœur conserve avec plus de charme encore le souvenir de mes compagnes et de mon compagnon.

Voyage en voiturin d'Allemagne en Italie où l'on met quarante jours pour aller de Francfort-sur-le-Mein à Florence, sur l'Arno, et retour en Auvergne par Gênes, Marseille et les Cévennes, en 1839.

Les trois voyageurs dont je vais vous parler vous les connaissez déjà, lecteur, c'étaient ma mère, mon frère et moi.

Depuis notre voyage en Suisse, de 1834, nos situations avaient changé. Poursuivant ma carrière, j'avais été envoyé comme ingénieur du Gouvernement à Clermont, en Auvergne, où j'étais depuis 1836.

Mon père et mon oncle, François Aynard, étaient bien venus, les premiers, pour établir des bateaux à vapeur sur la Saône et sur la Méditerranée, de Marseille à Naples; mais cette application d'une invention nouvelle, encore dans l'enfance, ne leur avait pas donné les résultats qu'ils en attendaient. Il était arrivé ce qui arrive presque toujours, c'est-à-dire, qu'à leurs dépens, ils avaient ouvert la voie pour d'autres, qui, bientôt après eux, devaient y faire des grandes fortunes.

Mon frère, qui désirait suivre la carrière du commerce, avait dû chercher ailleurs. Désirant étudier la banque, il avait obtenu de M. Louis Mas, allié de notre famille, chef d'une grande maison en rapports fréquents avec l'Allemagne, une recommandation pour M. de Neuville, banquier à Francfort-sur-le-Mein; M. de Neuville avait bien voulu le recevoir chez lui, et ma mère l'avait accompagné dans ce noviciat à l'étranger.

Après deux hivers passés à Francfort, ma mère y fut très malade; les médecins déclarèrent, au mois de janvier 1839, que le pays ne lui convenait pas, et qu'il fallait absolument le climat de l'Italie pour la guérir.

Il fut donc décidé que ma mère et mon frère partiraient le plus tôt possible pour Florence, à petites journées, et que, si je pouvais, je ferais avec eux ce voyage.

Diverses circonstances de service m'avaient déjà mis en rapport avec M. Legrand, directeur général des Ponts et Chaussées, alors tout puissant, qui voulut bien m'accorder un congé motivé, de deux mois, pour accompagner ma mère.

Je partis de Clermont au milieu de février; je me rendis à Lyon par la diligence et de Lyon à Strasbourg par la malle de poste. Je ne pouvais pas y passer sans faire les deux choses obligatoires: visiter la cathédrale de la base au sommet de la flèche, et faire une commande à Doyen, rue du Dôme, pâtissier de vieille souche, pour un cadeau de ma mère à M. de Neuville.

Après avoir traversé le Rhin sur un pont de bateaux, j'allai jusqu'à Francfort par les voitures publiques du grand-duché de Bade. Je vis en passant Carlsrhue, ville de résidence ducale, Heidelberg avec son vieux château et Darmstad avec ses larges rues.

Dans cette région, l'industrie du transport des personnes et des lettres faisait l'objet d'une concession, dont le titulaire était le prince La Tour et Taxis; lui seul avait le droit d'établir des voitures publiques suivant un tarif fixé d'avance et modéré; mais en échange de ce privilège, il était obligé de transportertousles voyageurs, quel qu'en fût le nombre.

Quand il n'y avait plus de places dans les grandes voitures du service régulier, on faisait partir de petites voitures de supplément; ce système avait le grand avantage de ne pas obliger les voyageurs, comme en France, à retenir leurs places longtemps d'avance, sous peine de ne pas partir au moment voulu.

Je trouvai ma mère très changée; sa vie cependant ne paraissait pas en danger; elle souffrait de violents maux d'estomac. L'époque de notre départ fut fixé, et je restai une dizaine de jours à Francfort, assez de temps pour être présenté dans les principales maisons où ma famille était reçue.

Je trouvai des mœurs et des habitudes bien différentes des nôtres.

On était au milieu de l'hiver; il faisait très froid; cependant, dans les appartements, toutes les portes intérieures étaient ouvertes.

Les portes extérieures donnaient toutes sur des tambours qui permettaient toujours d'avoir doubles portes, évitant ainsi l'introduction directe de l'air du dehors.

Sur un grand nombre des portes extérieures, on lisait cette inscription en gros caractères:Man bittet die thuren zuzu machen(on est prié de fermer les portes).

La température était uniforme dans l'intérieur de l'appartement; une fois entré, on n'avait donc plus à se préoccuper de fermer les portes, qui souvent même n'existaient pas; ni d'être exposé aux courants d'air, puisqu'ils ne sont que le résultat de la différence de température entre deux milieux. Cette chaleur uniforme s'obtenait au moyen de grandes poêles de faïence qui chauffaient sans montrer le feu.

De même qu'en Angleterre, on ne reçoit jamais dans une chambre à coucher. Quelquefois, on recevait dans la salle à manger, ou je crois plutôt que l'on mange quelquefois dans la pièce où l'on reçoit les visites.

On met et on enlève les tables et le couvert très rapidement, de sorte que l'espace est entièrement libre quand on ne mange pas.

Aussitôt que nous étions reçus dans une visite, quelle que fût l'heure, on nous apportait des tasses de café et des gâteaux sur une petite table mobile.

Dans beaucoup de maisons, à la fenêtre près de laquelle madame travaillait, une glace inclinée reflétait tout ce qui se passait dans la rue. Quand une visite frappait à la porte, la maîtresse de maison distinguait parfaitement celui qui se présentait.

Avec ma famille, je suis allé dîner chez le vieux M. Gontard (alt Gontard), suivant la façon de parler du pays; c'était une des fortes têtes de la ville, et le chef d'une des premières maisons de banque.

On ne buvait jamais l'eau et le vin mélangés; le grand verre était pour l'eau, les petits pour le vin; les dames n'en buvaient presque pas.

Les pains ordinaires étaient partout des petits pains tendres comme les pains dits viennois, que l'on mange à Paris depuis peu de temps, relativement à Francfort.

C'est là, chez M. alt Gontard, que pour la première fois et la seule jusqu'à présent, j'ai mangé du caviar, œufs d'esturgeons salés; c'était un mets rare, qui venait directement de Russie; il paraît qu'on nous faisait beaucoup d'honneur; je pensais, en me tordant la bouche, que c'était se donner beaucoup de peine et dépenser beaucoup d'argent pour quelque chose de bien mauvais.

Dans une visite chez M. Maurice Betmann, j'ai vu, je crois, la plus belle statue des temps modernes, l'Ariane du sculpteur Dannecker; elle est assise sur un léopard. Ce groupe en marbre blanc, parfaitement équilibré, peut tourner facilement sur un pivot, pour recevoir la lumière sur toutes ses faces.

J'ai assisté, avec mon frère, à un grand bal, dans un des hôtels magnifiques de la Zeil, chez un des principaux banquiers de la ville, dont j'ai oublié le nom. En dehors des grands bals officiels de Paris, aux Tuileries ou à l'Hôtel de Ville, je n'ai jamais vu plus belle fête; elle présentait un aspect particulier pour un Français.

Tout le monde arrivait à l'heure indiquée, neuf heures, je crois.

La réception avait lieu dans de grands salons, où rien n'était disposé pour la danse, mais au contraire, tout était disposé pour s'asseoir.

À un signal donné, chaque cavalier prenait le bras de sa danseuse et suivait la file, qui se dirigeait au travers d'un autre grand salon, garni de chaque côté d'une trentaine de tables de jeux, autour desquelles les joueurs de whist étaient déjà installés.

Au bout du salon de jeux, une grande porte cintrée s'ouvrait devant les danseurs, qui pénétraient alors dans une grande galerie formant salle de bal; ici tout était préparé pour la danse; il y avait de la place pour soixante groupes de valseurs au moins. La valse était l'exercice dominant; elle commençait toujours par une promenade au pas rythmé, pendant laquelle on pouvait causer avec sa danseuse et faire une espèce de connaissance. On jouait les valses de Strauss, alors dans toute leur nouveauté.

Il n'y avait là que des jeunes filles; on me montra, comme chose extraordinaire et peu convenable, deux jeunes femmes.

Les mères étaient restées dans les salons de conversation; il y en avait même plusieurs qui étaient restées chez elles, confiant leurs filles à leurs amies. Toutes parlaient bien le français.

Ayant témoigné à une de mes danseuses ma surprise de trouver des habitudes si différentes de celles de la France, où les jeunes filles alors allaient peu dans les grands bals, elle me répondit par cette question: «Comment les jeunes filles peuvent-elles se marier?» Lui ayant dit qu'en France, les parents se chargeaient le plus souvent d'arranger les choses, elle ajouta: «Oh! ici, nous aimons mieux faire nous-mêmes cette besogne.»

Dans ce pays, les filles, en général, avaient très peu de dot; tout jeune homme admis dans une maison pouvait concourir pour obtenir la jeune fille qui lui plairait davantage et de laquelle il serait agréé. L'admission dans une société ne se faisait pas à la légère; il fallait être connu ou avoir de bons répondants. Il résultait de ces habitudes une grande liberté d'allures entre les jeunes gens et les jeunes filles, surprenant les Français qui n'y étaient pas accoutumés.

Ma qualité de Français était alors, dans ce pays d'outre-Rhin, un titre particulier à la considération; hélas! aujourd'hui, il n'en serait plus de même.

On sut bientôt que j'étais ingénieur des Ponts et Chaussées; on s'empressa de me montrer ce qui pouvait m'intéresser, sans attendre que j'en fisse la demande.

On venait d'établir une distribution d'eau, au moyen de captage de sources, au Taunus, près de la Forêt-Noire, par des galeries souterraines; on m'y conduisit avec empressement. Les employés firent jouer exprès pour moi quelques-uns des jets d'eau réservés pour les cas d'incendie. Ainsi, déjà en 1839, on jouissait à Francfort d'un établissement qui n'a été installé à Lyon que vingt ans plus tard.

La maladie de ma mère nous obligeait aux plus grandes précautions, et de plus à une alimentation particulière. Les médecins, qu'elle avait consultés, lui avaient ordonné de se nourrir uniquement de jambon. Nous en fîmes donc provision, c'étaient des jambons fumés de Mayence; nous étions dans le pays. Nous les avions fait cuire chez le boulanger, dans une enveloppe de pâte, recette alors en France inconnue. On les mettait dans le four aussitôt après la cuisson du pain.

Nous nous sommes si bien trouvés pour ma mère de ce régime thérapeutique, et pour tous de ce procédé culinaire, qui eût fait le bonheur de Brillat-Savarin, que je considère cette double communication à mes lecteurs, comme une indemnité suffisante de la peine qu'ils ont prise de me lire jusqu'ici.

Nous devions faire le voyage en voiturin à petites journées; c'est-à-dire, prendre une voiture particulière d'une ville à l'autre, en séjournant un peu dans chacune, suivant son importance et surtout suivant les forces de ma mère.

Nous sommes partis à la fin de février, dans une calèche qui nous conduisit d'abord à Aschaffenbourg, puis à Wurtzbourg, ville assez curieuse; j'ai conservé particulièrement le souvenir du pont dit: Pont-aux-Évêques, ainsi nommé à cause des statues qui le décorent.

Nous arrivâmes le Iermars à Nuremberg, ville ancienne, située sur la Pegnitz, affluent du Danube, et des plus intéressantes. On y trouve un grand nombre de maisons du Moyen Age bien entretenues et bien conservées.

On voit un château des Kaisers (Césars), beaucoup de tableaux d'Holbein, d'Hemeling et surtout d'Albert Durer et de son maître Lucas Krannach.

Albert Durer, né en 1471, était nurembergeois; plusieurs de ces peintures m'ont laissé le souvenir d'œuvres bien supérieures à celles que nous avons en France, des mêmes auteurs.

Il y a dans le même château, une chapelle byzantine de 1100, et des sculptures en bois très remarquables de Wreit-Stoss. L'hôtel de ville (Rathhaus) est fort curieux, il date de 1340; il faut voir le plafond de la galerie du deuxième étage.

Les églises les plus importantes sont:

Saint-Laurent dit Munster ou dôme de style gothique, remarquable par le nombre des statues et de belles stalles sculptées; Fraunkirche, vieux gothique, avec de très beaux vitraux; enfin, Saint-Sébalde, transition du saxon au gothique.

C'est là qu'est le tombeau en bronze de saint Sébalde, fait par Pétrus Fischer; il est orné de nombreuses petites statuettes, dont j'ai trouvé par hasard, à Paris, deux reproductions en plâtre, que j'ai toujours précieusement conservées: l'une représente saint Sébalde portant dans sa main, le modèle de son église et l'autre Pétrus Fischer lui-même, en costume de travail. Ce tombeau est un chef-d'œuvre tout à fait hors ligne.

Dans la chapelle de Saint-Maurice, près de Saint-Sébalde il y a un musée de tableaux remarquables; le plus beau de tous est unEcce homo, de grandeur naturelle, par Albert Durer.

Pour les amateurs du Moyen Age, je doute qu'il existe au monde une ville plus curieuse que Nuremberg pour elle-même et pour ses collections de tableaux, etc., elle mérite à elle seule le voyage de Bavière.

Chose assez étrange aujourd'hui le grand commerce de Nuremberg, ville gothique, est la fabrication des jouets d'enfants.

Nous avons passé à Augsbourg les 5, 6 et 7 mars. Il y a de belles choses à voir: l'hôtel de ville avec sa grande salle dite salle d'or et de superbes églises où sont de beaux tableaux de l'ancienne école allemande et autres, ainsi que dans la galerie royale.

Dans une petite ville ignorée, entre Augsbourg et Nuremberg, où nous avions couché, je demandai à la servante qui préparait nos chambres, si elle voyait beaucoup de voyageurs; elle me répondit que la veille on avait logé dans l'hôtel, des Anglais comme nous. Comment connaissez-vous que nous sommes des Anglais? À ma question elle s'empressa de répondre: Parce que vous parlez français.

La conclusion naturelle de ce petit entretien, c'est que le français est la langue étrangère la plus répandue en Allemagne, puisqu'elle sert de moyen de communication entre les Anglais et les Allemands. Dans tous les hôtels nous trouvions des domestiques parlant français et dans presque dans toutes les boutiques nous pouvions nous faire comprendre.

Avant d'arriver à Augsbourg, nous avions traversé le Danube, presque sans nous en douter, à Donnauworth, non loin de sa source.

En quelques heures nous sommes allés d'Augsbourg à Munich, toujours de la même manière en voiturin de location; nous y avons passé plusieurs jours, car la ville le mérite. Nous étions très bien logés à l'hôtel du Cerf-d'Or. Je n'entreprendrai pas d'en faire la description, cela serait beaucoup trop long.

Les musées connus sous les noms de Glyplothèque (sculpture) et de Pynacothèque (peinture) méritent particulièrement l'attention. Dans une seule et magnifique salle j'ai vu quatre-vingts tableaux de Rubens.

La bibliothèque est construite sur le modèle des palais italiens du Moyen Age.

Il y a beaucoup d'églises très belles et tout à fait modernes copiées sur les différents styles anciens.

On visitait alors à Munich la célèbre fabrique de verre et d'instruments d'optique de Erthel. Nous vîmes aussi l'Isaar-Thor, porte de l'Isaar, près de la rivière de ce nom, sur laquelle se trouvait une fresque très curieuse de Neher et Koegel, représentant une entrée triomphale.

Dans ces différentes villes, ma mère se reposait en se levant tard; mon frère et moi nous voyons dans la matinée tout ce que nous pouvions, et nous conduisons ensuite ma mère en voiture sur les lieux remarquables.

Nous nous dirigeâmes sur l'Italie par Innsbruck (pont sur l'Inn). Cette ville est au fond d'une vallée profonde entourée de montagnes très élevées alors couvertes de neige. Nous avons eu très froid, et nous avions beaucoup de peine à en préserver ma mère, malgré de nombreuses couvertures et des bouillottes dont nous changions l'eau dans chaque village.

Ce qu'il y a de plus curieux à Innsbruck après sa position, c'est le tombeau de Maximilien Ier, empereur en 1493, dans l'église de la cour; il est orné de bas-reliefs en marbre blanc et entouré de vingt-huit statues de guerriers colossaux en bronze, qui font un effet des plus surprenants.

Il y avait encore à cette époque, des hommes et des femmes portant le costume tyrolien, dont j'ai conservé le souvenir dans mon album.

De là nous nous sommes dirigés sur Vérone, en traversant le Brenner, montagne qui sépare la vallée de l'Inn, affluent du Danube, de la vallée de l'Adige, affluent du Pô.

Il y a donc quarante-neuf ans que dans le même mois de mars, je suivais mais en sens inverse, la route que suivent aujourd'hui le 11 mars 1888, le malheureux Kronprinz et l'impératrice Victoria allant de San Remo à Berlin recevoir la couronne laissée par Guillaume à Frédéric III.

C'est plus que jamais le cas de dire devant cette tombe, ce que dit Lamartine pour Napoléon: Dieu l'a jugé, silence!

Quant à nous pauvres Français de 1888! que nous préparent ces grandes catastrophes de l'histoire? Sans nous laisser abattre par les tristesses de notre malheureux pays, écoutons encore du côté de Rome les échos du 1erjanvier 1888, dans la basilique de Saint-Pierre; prions, espérons et disons: Dieu seul le sait, courage!

Le kronprinz doit aller en trente-six heures de San-Remo à Berlin, sans quitter le chemin de fer, et même sans changer de voiture ou de salon; notre voyage ne se faisait pas précisément dans les mêmes conditions.

Le Brenner était tout blanc de neige; la route était impraticable aux voitures; on fut obligé de démonter la nôtre, et de mettre la caisse sur un traîneau, après avoir enlevé les roues.

Nous étions le 16 mars 1839 au col du Brenner. On faisait des travaux considérables et fort ingénieux, pour empêcher les encombrements. La neige était assez dure pour qu'on pût la couper en blocs cubiques de 0m30 à 0m40 de côté; avec ces blocs on construisait des murailles très épaisses et très hautes, perpendiculaires à la direction du vent; derrière ces murs, la neige s'accumulait, au lieu de venir encombrer la route.

En descendant du Brenner, nous avons traversé Brixen, Botzen et Trente dans la vallée de l'Adige.

La route était bonne, mais souvent trop étroite; dans certains passages deux voitures pouvaient à peine s'y croiser; avant Vérone à l'entrée de la Lombardie, elle est très escarpée; l'Adige coule entre deux massifs de rochers taillés à pic.

À Trente, capitale du Tyrol italien, nous avons visité la cathédrale où s'est tenu le célèbre concile; elle est de style roman. Le souvenir particulier que j'en ai conservé, est une porte latérale, dont les colonnes extérieures reposent par leurs bases sur des animaux fantastiques.

Après un voyage aussi mouvementé, ma mère avait besoin de repos. Elle s'arrêta quelques jours à Vérone avec mon frère; ils devaient aller plus tard à Venise. Je profitai de cette halte pour y faire tout seul une excursion, chose qui ne me serait pas possible de faire plus tard; je n'en étais qu'à une journée. Je m'en applaudis d'autant plus que je n'ai pas eu l'occasion d'y retourner.

Après avoir visité les arènes, monument romain très bien conservé, je quittai la patrie de Paul Véronèse pour me diriger sur Venise, en passant par Vicence, où j'admirai, de la diligence, un beau monument de Palladio (xviesiècle).

J'arrivai à Venise pendant la nuit, à une heure du matin, le 20 mars. Il n'y avait alors aucune voie de communication entre la ville et la terre ferme; on ne pouvait donc y aborder qu'en bateau.

Les voitures déchargeaient au bord de la mer les voyageurs et les bagages; là on entrait dans des gondoles couvertes pouvant contenir huit ou dix personnes, conduites par deux rameurs qui se tenaient debout aux deux extrémités du bateau, en dehors de la partie couverte, manœuvrant chacun avec une seule rame. C'est ainsi que nous arrivâmes au bout de trois quarts d'heure au quai des Esclavons, à l'hôtel de l'Europe (buona locanda).

Tout le monde aujourd'hui connaît assez Venise la belle, ou pour l'avoir vue, ou par des photographies, pour qu'il soit nécessaire d'en faire la description. En consultant mes notes de voyage j'y trouve cette phrase à la page de Venise:Niente dire, bisogna vedere et ricordarsi. Ce mauvais italien peut ainsi se traduire: On ne peut rien dire, il faut voir et se souvenir.

Je ne parlerai donc pas de Saint-Marc, du Palais des Doges, du grand canal, du Rialto, que le lecteur connaît aussi bien que moi.

J'étais descendu à l'hôtel de l'Europe; l'expression n'est pas juste, j'aurais dû dire monté; car de la gondole au quai, je n'étais pas descendu, et j'avais dû monter bien davantage pour aller au bureau de l'hôtel.

À Venise, les étages supérieurs étaient alors les plus recherchés, à cause de l'humidité et de la mauvaise odeur des canaux. La table d'hôte et les meilleures chambres, y compris la mienne, étaient au quatrième étage. En 1839, il en était ainsi partout; on m'a dit que, maintenant, cet usage est moins général.

Mon voyage à Venise était tout à fait improvisé; je n'avais donc aucune espèce de recommandation; mais j'avais déjà assez l'expérience des hommes et des choses pour me tirer d'affaire, même en pays étranger.

Il est vrai que si je n'avais pas la modestie d'Antoine, de notre voyage de Suisse, j'avais ma carte de visite qui portait ma double qualité de Français et d'ingénieur des Ponts et Chaussées, établie du reste par mon passeport, dont il était tout à fait indispensable d'être porteur, quand on voyageait hors de France, surtout dans les États autrichiens, dont Venise faisait partie.

Je pus constater que cette double qualité pouvait facilement, comme à Francfort, m'ouvrir toutes les portes.

Notre consul, que j'allai voir, m'offrit une lettre d'introduction pour l'ingénieur en chef. Elle portait sur l'enveloppe cette inscription:À l'illustrissimo signor Bisognini ingégniere in capo. (Au très illustre seigneur Bisognini ingénieur en chef.) En Italie il suffisait d'avoir une position pour être décoré du titre d'illustre ou même très illustre.

Le signor ingénieur en chef était un fort brave homme qui me témoigna beaucoup d'intérêt, mit tous ses bureaux à ma disposition et me fournit beaucoup de renseignements sur les travaux du port de Venise, dont il s'occupait particulièrement.

Il me donna beaucoup de documents imprimés, plans devis, cahiers des charges employés dans son service, et je pus constater que les Italiens avaient précieusement conservé toutes les traditions de ce qui avait été établi par les ingénieurs des Ponts et Chaussées français, à l'époque où la Lombardie nous appartenait par droit de conquête, ou peut-être simplement par conquête.

Le matin de mon arrivée, un gondolier m'avait fait ses offres de service sur le quai des Esclavons. Pour la somme de 3 francs par jour, pour lui et sa gondole, il me servit de gondolier et de guide pendant tout mon séjour, soit dans les canaux, soit dans les rues de Venise.

Mon temps était très limité; je ne pouvais y passer que trois jours; c'était assez pour voir l'extérieur de la ville, mais pas assez pour voir l'intérieur des palais et leurs collections. Mais on ne verrait que Saint-Marc et le Palais des Doges que ce serait assez.

Dans toutes les villes étrangères que j'ai visitées, il y en a deux qui ont un cachet particulier, mais bien différent, qui les distingue de toutes les autres: Venise, et Edimbourg dont je parlerai plus tard; toutes deux m'ont laissé un profond souvenir.

Je retrouvai ma mère assez bien pour continuer notre voyage; nous étions déjà en Italie, mais nous n'avions pas encore retrouvé la chaleur. Pendant tout mon séjour à Venise, je n'avais pas quitté mon manteau.

Notre projet était de conduire ma mère à Florence, où elle devait séjourner quelque temps.

Nous trouvâmes à Vérone, un voiturin de retour qui, pour un prix modéré, se chargeait de nous transporter à Florence (80 ou 100 francs). Dans le prix du voyage, tout était compris, le transport, le logement et la nourriture dans les auberges où nous devions coucher, au sommet des Apennins et ailleurs.

La voiture avait quatre bonnes places d'intérieur.

Le conducteur nous dit qu'un autre voyageur était disposé à venir avec nous, si nous voulions l'admettre, et que naturellement, il payerait un quart de la dépense.

La personne en question s'étant présentée, nous vîmes un Français d'assez bonne figure, de trente-cinq à quarante ans, qui n'avait pas la tournure d'un commis-voyageur; mais, je crois cependant que ce n'était pas autre chose. Il n'y avait pas de raison apparente pour refuser sa société, il y en avait deux pour l'admettre:

La première, c'est que nous étions un peu inquiets de traverser ces montagnes à la discrétion d'un conducteur inconnu, qui devait nous faire passer la nuit dans son auberge; tout naturellement, les histoires de brigands italiens nous venaient à l'esprit, et nous ne pouvions pas nous empêcher de fredonner les airs deFra Diavolo. Le nouveau voyageur nous paraissait donc un renfort, qui n'était pas à dédaigner.

Le second motif était d'une autre nature: la bourse de ma mère n'était pas inépuisable; une économie n'était donc pas à refuser.

L'équipage était des plus engageants; nous partîmes de Vérone au bruit réjouissant des grelots de quatre petits chevaux noirs comme le jais, harnachés d'une manière brillante, à la mode italienne, avec des pompons du rouge le plus éclatant, en têtes et queues.

Au moment où nous sortions de la ville, deux jeunes filles se présentèrent et firent signe au cocher d'arrêter. Il descendit de son siège et nous dit fort poliment, en italien, bien entendu (depuis que nous avions quitté l'Allemagne personne ne nous parlait plus français), que cesDonnedemandaient la faveur de monter dans la voiture, c'est-à-dire à côté de lui sur le siège couvert, qui formait un compartiment tout à fait séparé.

LesDonneétaient d'un extérieur agréable et très décent; nous n'avions pas de motifs sérieux pour refuser le service qu'on nous demandait; les voilà donc bien vite installées à côté de notre conducteur; nous supposâmes que ce coup de théâtre était préparé d'avance.

À peine fûmes-nous arrivés en dehors des dernières maisons, qu'une de ces jeunes filles se mit à chanter; elle avait une voix très belle et savait parfaitement s'en servir. Nous eûmes cette distraction pendant une grande partie du voyage.

Au moment des repas, nous fîmes plus ample connaissance, bien qu'elles n'entendissent pas un mot de français. Elles étaient fort convenables; cependant, quelque chose dans leurs allures, si elles eussent été françaises, aurait pu nous faire supposer que nous avions rencontré des actrices. Elles se nommaient Maria Biffi et Camilla Beltromelli, Bolognese,ambe due: nous n'en sûmes jamais davantage.

Malgré nos apprêts de défense, en cas d'attaque pendant la nuit par les brigands, dont notre aubergiste devait faire partie, et il faut convenir que les apparences de la locanda pouvaient donner lieu à cette supposition, le jour arriva sans le moindre incident; et nous constatâmes avec plaisir qu'on pouvait dormir paisiblement au sommet des Apennins comme ailleurs.

Avant d'y arriver, nous avions traversé Mantoue, place très fortifiée, entourée d'eau, formant une île au milieu du Mincio; ces fortifications sont l'ouvrage des Français.

Après Mantoue, nous eûmes le Pô à traverser; il n'y avait aucun pont, ni même de bac à traille, mais un simple bac amarré à une très longue corde, supportée de distance en distance par de petits batelets.

Le fleuve étant très sinueux, la corde était attachée sur une des rives, en un point qui formait le centre d'un très grand cercle, dont le bateau décrivait une partie de la circonférence, en passant d'une rive à l'autre.

Tout cela était si mal organisé, qu'en s'embarquant, un de nos chevaux tomba dans l'eau; ce n'est pas sans peine qu'on put l'en retirer sain et sauf.

Nous avons traversé rapidement Modène et Bologne; nous y avons séjourné à peine le temps nécessaire pour que je pus y prendre quelques croquis.

Mon frère savait naturellement très bien l'allemand; quant à moi, j'étais censé savoir l'italien, que j'avais appris en quarante leçons pendant mon année de philosophie, d'un professeur qui donnait en même temps des leçons à ma mère, il signor Cardelli, qui avait la désinvolture d'un évêque habillé en bourgeois (on m'a dit depuis, que si ce n'était pas un évêque, c'était au moins un abbé défroqué). Je constatai avec peine que mes quarante leçons, qui me permettaient de lire à peu près l'italien (Dante excepté), étaient bien loin de me mettre en état de bien parler, et surtout de bien comprendre la langue parlée. Deux mois en Italie auraient mieux fait que mes quarante leçons.

Nous arrivâmes sans encombre à Florence; nous descendîmes à l'hôtel de l'Europe, chez MmeHumbert (elle vivait encore, en 1880, quand j'ai passé à Florence, en allant à Rome avec mon fils, mais elle avait quitté l'hôtel de l'Europe).

Je ne devais y passer que quelques jours. Je n'entreprendrai pas de faire la description des beautés de Florence, si remarquable par ses palais, son site, ses riches collections de tableaux et de statues, ses églises et ses jardins.

Il y avait alors dans le palais degli Ufficii une petite salle appelée la Tribuna, dans laquelle se trouvaient les statues antiques: la Vénus de Médicis, l'Apolline, le Faune dansant, les Lutteurs et l'Émouleur. Dans une grande et belle salle, nous vîmes les dix-sept statues du groupe de Niobé.

Je pus rester six jours à Florence, pendant lesquels je ne perdis pas mon temps. Il me faudrait plusieurs pages pour nommer seulement les richesses artistiques des palais degli Ufficii, Vecchio et Pitti; c'est dans ce dernier que se trouve la célèbre Vierge à la Chaise de Raphaël, si souvent reproduite.

Je ne puis quitter Florence sans citer ses églises: le Dôme avec son campanile, le Baptistère, dont les portes de bronze ont servi de type pour celles de la Magdeleine à Paris, la chapelle San-Lorenzo, enrichie par les Médicis, où l'on admire la fameuse statue dite du Penseroso (le penseur), et les magnifiques tables en mosaïque du palais Pitti.

Il faisait encore très froid, et nous avions de la peine à nous chauffer; il y avait bien quelques cheminées, mais quelle différence avec les poêles allemands! Il est vrai que dans ces cheminées toutes petites et imparfaites on avait du feu tout de suite, avec quelques fagots et des bûches que l'on était obligé de placer verticalement comme des fusils dans un faisceau, tandis que dans les auberges d'Allemagne où nous arrivions pour souper et nous coucher, nous avions très chaud, mais seulement le lendemain matin, au moment de notre départ: cela pouvait être très commode pour les voyageurs arrivant après nous.

Malgré tout le plaisir que j'aurais eu de rester plus longtemps, il fallait penser à revenir; j'avais deux mois de congé, il me restait juste le temps pour le retour. Le chemin le moins long demandait au moins huit jours par Livourne, Gênes, Marseille, Nîmes et Mende. Il fallait changer souvent de moyen de transport.

Lorsque je la quittai, ma mère était déjà beaucoup mieux; elle devait rester à Florence jusqu'à son rétablissement complet. Cette nouvelle séparation était dure pour moi; mais que faire? Sinon mon devoir, sur lequel je n'avais pas la moindre incertitude.

Après avoir fait mes adieux à ma mère et à mon frère, que je ne devais pas revoir d'une année, je pris une place dans la voiture publique de Florence à Livourne.

Après avoir entrevu Pise, je pris à Livourne le bateau à vapeur qui faisait le service de Naples à Marseille, en s'arrêtant dans les villes principales du littoral.

Nous étions dans les premiers jours d'avril; c'était le moment du retour des Anglais qui ont passé l'hiver en Italie, le bateau était surchargé de voyageurs, je ne trouvai pas de cabine disponible, on me donna pour lit un canapé du salon avec un matelas. Nous avions deux nuits à passer en mer. Si aujourd'hui j'aime assez mes aises en voyage, je peux dire qu'à cette époque la chose m'était à peu près indifférente.

Nous partîmes de Livourne le soir, entre quatre et cinq heures, on se mit à table presque immédiatement; nous étions cent vingt voyageurs aux premières, ou à peu près; il y avait beaucoup de dames anglaises; c'était un coup d'œil très beau et très animé.

Quand la nuit fut venue et le couvert enlevé, je procédai à mon campement. Il faisait si chaud, qu'il me fut impossible de dormir, j'eus alors l'idée de transporter mon matelas sur le pont; la nuit était magnifique; deux ou trois de mes compagnons firent de même. Là en plein air, enveloppés dans nos couvertures, nous étions beaucoup mieux qu'en bas.

Au milieu de la nuit, quand j'avais déjà fait un somme, je fus réveillé tout à coup par un grand bruit et beaucoup de mouvement sur le pont: on courait, on criait en italien et en anglais!

Dans l'obscurité où nous étions, j'eus quelque peine à comprendre ce qui causait tout ce tumulte, augmenté de la terreur des Anglaises qui, sorties précipitamment de leurs cabines, n'ayant pas eu le temps ni le soin de reprendre leurs vêtements de dessus, circulaient dans tous les sens comme des fantômes blancs éperdus, ou comme les nonnes de Palerme dans l'opéra de Robert.

Nous marchions à toute vitesse, un petit bateau pêcheur, à l'ancre, s'était trouvé sur notre route; son équipage s'était endormi, sans avoir allumé le fanal réglementaire. Par une fatalité, qui arrive bien plus souvent qu'on ne pourrait le croire, la proue de notre navire l'avait rencontré; ces pauvres gens avaient eu un réveil encore plus pénible que le nôtre.

On s'empressa d'aller à leur secours; il fallut mettre une chaloupe à la mer et leur tendre une corde pour s'amarrer.

Tout cela prit du temps, et nous étions fort inquiets des conséquences de l'accident. Enfin nous apprîmes avec plaisir qu'il n'y avait personne de noyé; et notre navire se remit en marche.

À peine la machine avait-elle donné quelques coups de piston, que j'entendis distinctement crier: acqua! acqua! ces cris venaient de la mer; le bâtiment pêcheur prenait l'eau et menaçait d'être submergé. On s'arrêta de nouveau; dans l'obscurité où nous étions, je ne pus pas me rendre compte parfaitement de la manœuvre qui fut opérée; je crois cependant que tout le personnel du petit bateau monta sur le nôtre, et que nous continuâmes à remorquer la barque chavirée jusqu'au port le plus voisin.

Le calme se rétablit peu à peu; les dames anglaises qui, pour la seconde fois étaient sorties affolées de leurs cabines, y rentrèrent rassurées, et je repris ma position horizontale sur mon matelas étendu sur le pont, où il avait conservé sa place, remerciant Dieu d'en être quitte pour si peu. Notre voyage se continua sans encombre et nous arrivâmes à Gênes de très bonne heure le lendemain matin.

Par une disposition de service, heureuse pour moi, le bateau devait s'y arrêter toute la journée et repartir à cinq heures du soir pour Marseille. Je pouvais donc voir un peu Gênes que je ne connaissais pas.

Comme mon grand-père Henri Jordan, je trouvai qu'en arrivant par mer, on est frappé de l'aspect magnifique de Gênes. La ville contient quelques belles rues, les autres sont épouvantables.

Dans les belles rues, il y a des palais splendides dont j'ai pu visiter les intérieurs, ainsi que leurs superbes collections de tableaux, en donnant une légère rétribution qui souvent, disent les mauvaises langues, serait partagée entre les propriétaires et les gardiens. Gênes contient aussi de très belles églises.

Après avoir vu tout ce que je pouvais voir en un jour, je remontais sur mon navire, faisant à l'Italie mes adieux pour longtemps.

D'après notre programme nous devions arriver à Marseille le lendemain matin, mais nous avions certainement négligé la prière qu'Horace adressait au maître des vents, pour le vaisseau qui portait Virgile:Ventorumque regat pater. (Que le maître des vents le dirige.)

Jusque-là nous avions navigué comme sur un lac tranquille, au calme le plus complet avait succédé, non pas une tempête, car le ciel était toujours splendide, mais un vent très violent directement contraire; notre bateau était fortement secoué et notre marche considérablement ralentie. Bien que ce fut mon premier essai de la mer, j'avais fait jusque-là très bonne contenance, mais après la seconde nuit je fus terriblement malade.

Je n'étais pas du reste le seul; au déjeuner la table d'hôte si nombreuse la veille, était presque déserte; chacun restait dans sa cabine, quand il avait la chance d'en avoir une; ceux qui, comme moi, en étaient privés, avaient la triste nécessité d'exposer en public toute leur misère; du reste comme tout le monde, ou à peu près, en était réduit au même état d'infortune, chacun s'occupait de sa pauvre personne, sans trop de pudeur et surtout sans avoir le temps de se moquer des autres.

Les dames suppliaient le capitaine de relâcher en route, sans aller jusqu'à Marseille; le capitaine aurait peut-être cédé, mais nous avions devant nous un autre navire, la Concurrence; comme les marins le désignaient, qui continuait bravement sa route, malgré le mauvais temps; son honneur était engagé, il prétendait ne pas pouvoir s'arrêter, si la Concurrence ne s'arrêtait pas; et l'infâme Concurrence marchait toujours!

Nous passâmes en vue de la rade de Toulon; nous apercevions les sommets des mâts par-dessus les rochers. Un nouveau groupe de dames éplorées fit encore une démarche inutile auprès du capitaine, pour qu'il nous conduisît au port.

Le sort en était jeté, nous avions en perspective plusieurs heures de mal de cœur, et de vomissement général; horreur! nous étions affreusement ballotés; cependant, nous marchions tout de même; nous approchions en même temps de la nuit et du port de Marseille.

Je n'ai jamais éprouvé, je crois, un plus grand plaisir physique que le soulagement ressenti ce jour-là, en mettant le pied sur la terre ferme.

Quand nous entrâmes dans le port, il était huit heures du soir, la douane était fermée; il fallut laisser tous nos bagages au bateau jusqu'au lendemain, ce qui était gênant; mais nous étions à terre, le reste nous parut peu de chose.

(Je ferai remarquer ici, que malgré la révolution de 89, les habitudes de la douane n'avaient pas beaucoup changé depuis le voyage de mon grand-père en 1787; c'est à l'établissement des chemins de fer que l'on doit pour les douanes, l'organisation d'un service de nuit.)

Je ne pouvais pas passer à Marseille sans voir nos bons amis Magneval et Salavy; je n'avais pas vu A... depuis l'époque où je l'avais trouvée à Lyon avec sa famille, fuyant le choléra qui fut si violent à Marseille en 1835. La jeune fille d'alors était devenue Mmede F...; quand je la vis dans la maison de sa mère, elle tenait dans ses bras son fils aîné, qui n'avait pas un an. Tous me reçurent avec un cordial empressement, je quittai cependant cette famille avec un sentiment de tristesse dont je ne me rendais pas compte alors, et que plus tard les événements ont pleinement justifié.

De Marseille pour aller à Clermont, ma résidence, je pouvais suivre deux routes: par Lyon ou par Nismes qui étaient à peu près de même longueur. Je choisis celle de Nismes qui me permettrait peut-être de revoir quelques-unes de mes anciennes connaissances de ma mission de 1835; je m'arrangeai pour y passer une journée.

Je trouvai là mon brave ingénieur en chef, qu'entre camarades, on appelait le père Vinard; il n'était pas trop changé. Didion et Talabot étaient absents et fort occupés de leur premier chemin de fer d'Alais à Tarascon.

Le père Vinard était toujours très conteur; avec sa bonhomie ordinaire, il me raconta que Didion faisait très mal son service, parce qu'il s'occupait de tout autre chose; que plusieurs fois il était allé chez lui, exprès pour lui en faire très sérieusement le reproche, mais que ce garçon-là était si aimable, que jamais il n'avait eu le courage de lui rien dire à ce sujet.

Je n'avais pas trop le temps de faire d'autres visites; le hasard me fit rencontrer à la promenade de Lafontaine, la séduisante Mmed'Au..., la reine des matinées artistiques de 1835, dont j'ai parlé dans mes salons d'autrefois; hélas! tout cela avait disparu; les maîtres de postes n'ont jamais été plus montés contre les chemins de fer, que ne l'était alors cette pauvre Mmed'Au....

Didion et Talabot avaient été accaparés, et les fameuses matinées en étaient mortes; Nismes n'était plus tenable, aussi elle n'y resta pas longtemps.

Je désirais bien aussi m'arrêter à Anduze et au Pont-de-Salindre, où j'avais passé quelques mois comme élève en mission; mais la chose ne me paraissait pas possible. Je pris ma place dans une diligence qui, en trois jours et quatre nuits, devait me rendre à Clermont. En route, il me vint une idée qui me permit de réaliser cette visite d'Anduze, jugée d'abord impossible.

Les diligences prenaient toujours une heure de repos pour dîner; on devait s'arrêter à Saint-Jean-du-Gard, plus loin que le Pont-de-Salindre; pendant le temps du relai à Anduze, je m'informai rapidement si je pouvais trouver une petite voiture qui me conduirait à Saint-Jean-du-Gard, et me ferait rejoindre la diligence à la fin du dîner. Ma combinaison put s'arranger, je prévins le conducteur; j'avais une heure pour revoir Anduze et mes anciennes connaissances.

Un homme de loisir, qui n'a presque rien à faire, trouve qu'une heure c'est bien peu de temps pour entreprendre quelque chose; quand on est très pressé et qu'on sait s'y prendre, c'est étonnant ce qu'on peut faire en une heure!

Je n'avais pas oublié le chemin de la poste aux lettres, je n'avais pas oublié non plus, que tenue par des dames, c'était un bureau de renseignements.

Rien n'était changé depuis quatre ans; je m'empressai de le dire à MlleP..., jolie brune, qui le prit pour un compliment, comme c'était du reste mon intention, en me disant, de son côté, qu'elle m'avait reconnu sans peine. Je lui demandai des nouvelles de tout le monde.

Elle s'empressa d'appeler sa mère pour prendre sa place, et comprenant tout de suite que je n'avais pas de temps à perdre, elle prit mon bras et me conduisit à côté dans un grand jardin, où nous trouvâmes MlleF..., la blonde; au lieu de tenir comme autrefois sa guitare, elle portait dans ses bras un petit enfant qui lui appartenait; depuis mon départ, elle avait su charmer un capitaine de la ligne, qui avait donné sa démission pour l'épouser.

Ma voiture m'attendait au moment convenu, je pris congé de ces dames et je m'acheminai vers la petite ville de Saint-Jean-du-Gard, après m'être muni de pain et de fromage pour remplacer mon dîner.

En arrivant à Salindre, j'eus le plaisir de traverser le Gardon sur le pont neuf, dont quatre ans auparavant j'avais commencé les fondations; je me rappelle avoir vu cette rivière, torrentielle s'il en fut, s'élever, par une crue subite, de 7 mètres de hauteur en une seule nuit. Je pus m'arrêter quelques minutes chez mes anciens hôtes, qui habitaient toujours la même maison; je les remerciai de nouveau de leur ancienne hospitalité presque écossaise, car ils m'en avaient donné pour beaucoup plus que mon argent.

Quand j'arrivai à Saint-Jean-du-Gard, on faisait l'appel des voyageurs, mon programme était donc très exactement rempli.

Avant de m'endormir dans la diligence qui devait lentement me conduire à Clermont, il me revint en mémoire un épisode assez original de mon séjour au Pont-de-Salindre, en 1835.

Pour surveiller mes travaux, j'étais logé dans l'unique maison qui se trouvait sur les lieux, dans une famille aux trois quarts bourgeoise et pour le reste campagnarde, celle que je venais de revoir, qui moyennant 2 francs par jour, voulait bien me donner le logement, la nourriture, le blanchissage, du café au lait de chèvre et des figues à discrétion, de plus la permission de monter sur son cheval blanc, quand je prenais la fantaisie d'aller à Anduze situé à 3 kilomètres.

Un de ces voyages fut agrémenté d'une manière assez pittoresque.

Au moment de partir, mon hôte vint me demander si je pouvais me charger de conduire sa fille chez sa marraine, tout près d'Anduze; je m'empressai d'accepter, pensant qu'on allait atteler la carriole. Mais quel fut mon étonnement, quand je vis que rien n'était changé dans les préparatifs ordinaires de mon voyage, si ce n'est qu'on avait ajouté un petit coussin derrière ma selle.

Le sort en était jeté, j'avais dit oui, il n'y avait pas moyen de reculer. Du reste, après tout, il paraît que dans ce pays, il n'y avait rien de bien ridicule pour un jeune homme de paraître enlever une jeune fille; mais je m'empresse de le dire, ce n'était qu'une petite fille d'une douzaine d'années.

Dans ce coin des Cévennes, les mœurs étaient si patriarcales, qu'on m'aurait demandé, je crois, avec la même simplicité, d'emmener en croupe la fille aînée, qui avait dix-huit ans.

Notre équipée se fit sans autre aventure que la rencontre de la voiture publique, où les voyageurs ont pu faire sur mon compte toutes les suppositions qu'ils ont voulu, dont alors je ne fus pas plus ému que je ne le suis aujourd'hui après cinquante-trois ans.

En rêvant aux chevaliers de l'Arioste, qui prenaient en croupe des princesses errantes, je finis par m'endormir profondément pour la nuit et presque tout le reste du parcours jusqu'à Clermont.

Il se fit sans incident, ne m'ayant laissé le moindre souvenir, si ce n'est le passage au milieu de la ville de Mende, qui me parut affreuse, sans former contraste avec le reste du département de la Lozère.

Il y a près d'un demi-siècle que j'ai fait ce grand et beau voyage, il faut qu'il ait produit sur moi une bien profonde impression pour que je puisse me le rappeler, ainsi que je viens de le décrire, presque jour par jour; il est vrai, qu'en route, j'avais pris des notes et quelques dessins que je retrouve sur mes albums, toujours avec un plus vif plaisir.

En arrivant à Clermont, au moment de la fonte des neiges, je m'empressai de reprendre les études dont j'étais chargé pour la rectification de la route, alors très escarpée de Lyon à Bordeaux, dans la traversée des monts Dômes.

Ces études passionnaient le pays et la députation: le projet dont je soutenais la supériorité avait mis contre moi la moitié du département, mais j'avais pour moi le bon sens d'abord, puis MM. Chabrol de Volvic et Combarel de Leyval, deux députés légitimistes, parce que mon projet se trouvait favorable à leurs propriétés ainsi qu'à leur réélection.

J'avais naturellement contre moi le Préfet, qui sous Louis-Philippe ne pouvait pas faire cause commune avec les députés légitimistes.

Quant à moi, il va sans dire que je m'étais laissé guider par mon niveau et non par l'opinion; ce que je dis est si vrai que quelques années plus tard mes études ont servi pour l'établissement du chemin de fer de Bordeaux qui passe au-dessus de Volvic, à Pontgibaud et remonte par la vallée de la Sioule, exactement en suivant mon tracé préféré de 1840.

Ces études m'avaient mis en rapport avec M. le comte de Pontgibaud, que j'ai vu plusieurs fois sur les lieux et à Paris. C'était alors (1838-1840) un homme de cinquante-cinq à soixante ans; il devait être le fils de celui qui, pendant la Révolution, avait pris le nom de Joseph Labrosse, dont parle M. Léon Galle dans laRevue du Lyonnais(février 1888).

D'après la légende qui avait cours dans le pays, on racontait que pendant l'émigration, obligé de chercher comme tant d'autres un moyen de ne pas mourir de faim, M. de Pontgibaud s'était fait d'abord colporteur, mais ne voulant pas exercer ce métier sous le nom de M. le comte de Pontgibaud, colporteur, il avait été indécis pour savoir celui qu'il prendrait, et que sa femme alors l'avait décidé, par reconnaissance ou pour que cela portât bonheur à leur commerce, de prendre le nom du premier objet qu'ils vendraient ou qu'ils avaient vendu.

Il paraît que ce fut, ou que c'était une brosse. C'est de là que viendrait le nom de Joseph Labrosse, sous lequel M. le comte de Pontgibaud refit sa fortune.

À cette époque, on commençait à attaquer en grand le gisement de plomb argentifère de Pontgibaud. On exploitait alors beaucoup d'espérances, et je crois, en définitive, que là comme ailleurs, on a surtout récolté beaucoup... de déceptions.

Dans mon titre général, j'indique comme anciens modes de transport le cheval et la patache; pour être fidèle à mon programme, je vais citer un petit voyage qui s'applique à la fois à tous deux:

Lorsque j'étais débutant dans la carrière, un article du règlement disait, que chaque ingénieur ordinaire devait avoir un cheval de selle; mais déjà cet article n'était pas rigoureusement observé, car à Lyon, en 1834, les ingénieurs ordinaires avaient bien un cheval, mais c'était le même pour tous les trois; ils ne trouvaient pas, du reste, que ce fût une manière commode de se conformer audit règlement; à Clermont, pour moi, c'était presque une nécessité et de plus un plaisir, j'avais donc mon cheval à moi tout seul.

Dans les salons d'autrefois, j'ai parlé des dames Blot et Baudin, dont la maison des plus hospitalières était ouverte aux ingénieurs. MmeBlot était veuve, elle vivait avec sa sœur, qui avait épousé l'ingénieur des mines; on les désignait plus ordinairement sous le nom des dames (Adèle et Sophie) de Tours, qui était celui de leur famille très bien posée à Clermont.

Ma liaison avec elles n'avait pas été immédiate comme avec les Kermaingant; ce n'est qu'à la longue que notre intimité s'était formée, si bien qu'à la fin de mon séjour j'y passais toutes mes soirées, quand je n'avais pas d'invitation positive ailleurs. Une circonstance particulière avait contribué à me mettre très bien avec elles.

Elles devaient aller à la campagne toutes seules, chez un de leurs parents assez loin de Clermont; il fallait une grande journée de voiture. Il se trouva que le même jour je devais partir à cheval, dans la même direction; je les rencontrai sur la route, au départ, sur le versant du Puy-de-Dôme, où l'on ne pouvait marcher qu'au pas; pour être dans le vrai, j'ai prévenu que c'était mon habitude, je dois dire que cette rencontre n'était pas imprévue.

Pendant quelque temps nous cheminâmes ensemble, elles dans leur voiture et moi sur mon coursier; une conversation suivie n'était pas des plus faciles.

Leur domestique était un ancien cuirassier, qui montait naturellement bien à cheval; au bout de quelques kilomètres, nous échangeâmes nos positions, à la satisfaction générale; d'autant plus que la voiture était une patache, où le conducteur se trouve assis tout à fait à côté des autres voyageurs.

Après avoir déjeuné dans une modeste auberge, à Rochefort, sur l'autre versant des monts Dômes, nous arrivâmes vers quatre heures du soir à Laqueuille, qui était le terme de mon voyage à cheval; j'y avais donné rendez-vous pour le lendemain à une brigade d'opérateurs pour commencer des nivellements dans la vallée de la Sioule.

Ces dames étaient arrivées de même à l'endroit où elles devaient changer de voiture, en quittant la grande route, pour aller par des chemins de traverse, dans la montagne jusqu'à la propriété de leur cousin, à une assez grande distance.

Un nouveau conducteur était venu les attendre, avec une autre patache; c'était alors la seule voiture couverte du pays. Quand tout fut prêt, ces dames montèrent dans leur nouvel équipage, et partirent sous la conduite de leur nouveau guide, avec mes vœux de bon voyage, qui dans la circonstance ne paraissaient pas une politesse banale.

Il ne s'était pas écoulé une demi-heure qu'en me promenant sur la route, j'aperçois de loin, dans la direction qu'elles avaient suivies; une de ces dames qui me faisait avec son mouchoir des signaux de détresse.

Je m'empresse de répondre à son appel; je trouve MmeSophie toute pâle, haletante, qui m'explique dans les termes les plus vifs, que leur conducteur est un jeuneinnocentdans lequel elles n'ont pas la moindre confiance; que déjà deux fois, il avait failli les verser, et qu'il leur est tout à fait impossible de continuer ainsi. Bref, elle me demandait avec instance de vouloir bien les accompagner jusqu'à leur destination.

Pour moi, la proposition n'avait rien que de très acceptable au premier abord, car j'étais à un âge où je ne pouvais pas considérer sans un certain plaisir, l'occasion qui s'offrait de passer quelques heures dans l'intimité de deux charmantes jeunes femmes et peut-être de partager leurs danger, si elles devaient en courir.

Toute la question était de savoir comment je pourrais être de retour le lendemain matin, assez tôt pour le rendez-vous donné à ma brigade d'employés, que je ne voulais pas faire attendre; j'avais ma conscience professionnelle!

Ces dames m'assurèrent que l'on pourrait me donner une voiture pour revenir le lendemain matin, de très bonne heure, à Laqueuille; c'était, comme je l'ai dit, le nom du village d'où nous allions partir.

J'eus bientôt donné quelques ordres et me voilà de nouveau installé près de ces dames, mais cette fois à titre de protecteur, je pourrais même dire de sauveur, en voyant la reconnaissance qu'on me témoignait.

Toutes ces allées et toutes ces venues avaient pris du temps, il y avait près d'une heure de perdue. La nuit venait à grands pas, et le cheval était bien loin de marcher avec la même vitesse.

Les chemins devenaient de plus en plus mauvais, et ce qui est plus grave, de plus en plus incertains; le pays m'était tout à fait inconnu; la pluie commençait à tomber; on n'y voyait absolument rien, et nous n'avions point de lanterne. Après quelques indécisions, nous nous abandonnâmes complètement à notre rustique conducteur, et surtout à la grâce de Dieu.

Nous étions tous trois dans la patache, faisant tous nos efforts pour adoucir les effets des cahots par des manœuvres de position de plus en plus ingénieuses, tandis que notre guide tenait le cheval par la bride, se laissant mener par lui, encore plus qu'il ne le conduisait; à chaque instant les roues de notre voiture passaient sur des monticules qui nous exposaient à verser.

La situation était critique; mais elle avait en même temps son côté comique; aussi nous avions pris franchement le parti d'en rire, pour ne pas nous en effrayer.

Après plus d'une heure de cet exercice obscur et champêtre, nous aperçûmes dans le lointain des lumières en mouvement.

On nous attendait, et l'on s'étonnait de ne voir rien venir.

On avait donc envoyé des hommes avec des torches de sapin, production naturelle du pays, à la recherche de la patache et de son contenu.

Enfin nous arrivâmes à 9 heures du soir, sains et saufs, et nous plaisantâmes gaîment de notre aventure, en faisant un bon souper avec M. et Mmede Fontenille.

Je repartis le lendemain matin à la pointe du jour et je pus voir que nous n'avions pas couru de très grands dangers, si ce n'est celui de nous égarer et peut-être de verser sur un vaste plateau couvert de grandes herbes et de beaucoup d'aspérités, mais qui ne présentait pas de précipices dans le voisinage immédiat; car nous étions encore loin de la Dordogne, dont les rives sont très escarpées et couvertes de sapins.

La propriété de M. de Fontenille était à Savenne, sur la ligne de faîte qui sépare le bassin de cette rivière de celui de l'Allier, dont la Sioule est un affluent. Nous n'étions pas loin des bains du Mont-d'Or.

Je retrouvai ma brigade de niveleurs, qui ne m'avaient pas attendu longtemps; je les mis à l'œuvre en leur donnant le programme de leurs opérations.

Pas plus que les hôtes aimables que je venais de quitter, je ne me doutais alors que j'allais planter les premiers jalons du chemin de fer de Bordeaux, qui mettrait vingt ans plus tard leur vieux château de Savenne à quelques heures de Clermont.


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