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hausser, baisser, & mouvoir l’Isle d’un endroit à un autre. Car, par raport à cette partie de la Terre sur laquelle l’Empire de sa Majesté s’étend, la pierre est douée à un de ses côtez d’un pouvoir attractif, & d’un pouvoir repulsif à l’autre. En tournant le bout attractif de l’Aiman vers la Terre, l’Isle decend: & au contraire elle monte directement en haut, quand le bout repulsif regarde la Terre. Quand la position de la pierre est oblique, le mouvement de l’Isle l’est aussi. Car dans cet Aiman, les forces agissent toujours en lignes parallèles à sa direction.
Par ce mouvement oblique, l’Isle est transportée vers les diferens endroits de la Domination du Monarque. Pour mieux expliquer ceci, posons queABsoit une ligne tirée à travers du Royaume deBalnibarbi, que la lignecdrepresente la pierre d’Aiman, dontdsoit le bout repulsif, &cl’attractif, l’Isle étant placée surC; que la position de la pierre soitcdavec le bout repulsif en bas; alors je dis, que l’Isle montera en ligne oblique versD. Quand elle sera arrivée au pointD, que la pierre soit tournée sur son Axe jusqu’à ce que son bout attractif soit pointé versE, je dis que l’Isle sera portée obliquement versE; ou si la pierre est de nouveau tournée sur son Axe jusqu’à ce qu’elle soit dans la positionEFavec son bout repulsif en bas, l’Isle montera obliquement versF, ou si l’on dirige le bout attractif versG, & deGversH, en tournant la pierre, de maniére que son bout repulsif soit directement en bas. Et ainsi en changeant la situation de la pierre aussi souvent qu’il est necessaire, l’Isle monte ou décend, ou se meut en Lignes plus ou moins obliques, & par la est transportée d’un endroit de la Domination à l’autre.
Mais il faut remarquer que cette Isle ne sçauroit être portée plus loin que ne s’étend l’Empire du Roi, ni monter à la hauteur de plus de quatre miles. De quoi les Astronomes (qui ont composé de grands volumes pour expliquer les Merveilles de cettepierre) rendent la raison suivante: Que la vertu Magnetique ne s’étend pas au delà de quatre miles, & que le Mineral qui agit sur la pierre dans les entrailles de la Terre, & dans la Mer jusqu’à six lieuës ou environ dela Côte, n’est pas repanduë par tout le Globe, mais a les mêmes Limites que la Domination du Roi, & il seroit aisé à un Prince, par le grand Avantage qu’il tireroit d’une pareille situation, de reduire sous son obeissance tous les Pays à l’égard desquels l’Aiman de son Isle auroit les mêmes proprietez.
Quand cette pierre est parallèle à l’Horison, l’Isle est arrêtée; car dans ce cas, les deux bouts en étant à distance égale de la Terre, agissent avec égale Force, l’un tiranten bas, & l’autre poussant en haut, d’où il s’ensuit qu’il ne sçauroit y avoir de mouvement.
Cet Aiman est confié aux soins de certains Astronomes, qui lui donnent de tems en tems les positions que le Monarque veut. Ils employent la plus grande portion de leur vie à observer les corps Celestes, ce qu’ils font avec des Lunettes infiniment plus excellentes que les nôtres. Cet Avantage les a mis en état d’étendre leurs Decouvertes beaucoup plus loin que nos Astronomes enEurope; puis qu’ils ont fait un Catalogue de dix mille Etoiles fixes, au lieu que le plus complet des nôtres n’en contient qu’environ la troisiéme partie de ce nombre. Ils ont aussi decouvert deuxSatellitesdeMars, dont l’un est éloigné du centre de cette Planète de trois de ses Diametres, & l’autre de cinq; celui ci tourne sur son centre en vingt une heure & demie, & celui là en dix; si bien que les Quarrez de leurs Tems periodiques sont à peu près en même proportion avec les Cubes de leur distance du Centre deMars, ce qui montre evidemment qu’ils sont gouvernez par la même Loi de Gravitation, à laquelle les autres Corps Celestes sont soumis.
Ils ont observé quatre vingt & treize Comètes diferentes, & marqué leurs retours periodiques avec grande exactitude. Si cela est bien vrai, (& ils l’assurent fort positivement) il seroit extrêmement à souhaiter que leurs Observations fussent rendues publiques, parce qu’elles pouroient servir à porter la Theorie des Comètes, qui jusqu’à present est fort defectueuse, au même point de perfection, où les autres parties de l’Astronomie ont ateint.
Le Roi seroit le Prince de l’Univers le plus absolu, s’il pouvoit seulement persuader à ses Ministres de s’unir étroitement avec lui; mais comme les Biens de ceux-ci sont situez au Continent, & qu’ils considerent d’ailleurs que l’Emploi de Favori est la chose du monde la plus fragile, ils n’ont jamais voulu consentir que leur Patrie fut reduite en Esclavage.
Quand quelque Ville se rebelle, est dechirée par de violentes Factions, ou refuse de payer au Roi les tributs ordinaires, ce Monarque a deux methodes de la remettre dans son Devoir. La premiere & la plus douce est de mettre l’Isle au dessus de cette Ville & du pays d’alentour, afin d’intercepter la pluye & la chaleur du Soleil, ce qui produit aussi tôt une Consternation generale, & ne tarde guères à causer des maladies parmi les Habitans. Que si leur crime le merite, on leur jette de l’Isle de grandes pierres, dont ils n’ont qu’un seul moyen de se garentir, qui est de se fourer dans des Cavernes ou dans des Caves, pendant que les Toits de leurs Maisons sont mis en piéces. Mais si malgré cela ils continuent dans leur obstination, ou prétendent se revolter, le Roi en vient au dernier Remède, qui est de laisser tomber l’Isle directement sur leurs Têtes, ce qui détruit en même tems les Maisons de la Ville & ses Habitans. Cependant, c’est une Extremité à laquelle ce Prince veut rarement venir, & que même il n’a jamais veritablement le dessein d’executer: d’ailleurs, ses Ministres n’oseroient jamais lui conseiller une Action, qui non seulement les rendroit odieux au Peuple, mais ruineroit aussi leurs propres possessions, qui sont toutes situées au Continent, car l’Isle est le Domaine du Roi.
Mais il y a une raison encore plus importante, pourquoi les Rois de ce pays ont tant d’éloignement à executer une si terrible vengeance, à moins d’une extrême necessité. Car si dans la Ville qu’on voudroit détruire, il y avoit seulement quelques grands Rochers, comme il y en a dans presque toutes les grandes Citez, qui, selon toutes les aparences ont été bâties dans des endroits propres à empêcher une pareille Catastrophe; une chute un peu forte pouroit endommager la surface inferieure de l’Isle, qui, quoi qu’elle consiste, comme je l’ai dit, dans un seul Diamant de deux cent Verges d’épaisseur, pouroit se casser par un choc trop violent, ou se fendre en aprochant trop des feux allumez dans les Maisons de la Ville, comme cela arrive souvent aux plaques de fer ou de pierre dans nos Cheminées. Le Peuple sait tout cela à Merveille, & a l’habileté de porter son obstination precisément au point où il faut, quand il s’agit de sa Liberté ou de ses Biens. Et le Roi quand il est le plus irrité, & le plus resolu de détruire la Ville de fond en comble, ordonne qu’on fasse décendre l’Isle fort doucement, sous pretexte de la grande Tendresse qu’il a pour son Peuple, mais dans le fond, de peur de rompre la surface de Diamant; en quel cas tous leurs Philosophes sont persuadez que la pierre d’Aiman ne pouroit plus la soutenir.
Par une Loi fondamentale de ce Royaume, il n’est permis ni au Roi ni à aucun de ses deux Fils Aînez, de quiter l’Isle; pour la Reine, elle en a la permission, pourvu qu’elle ait passé l’Age d’avoir des Enfans.
L’Auteur quiteLaputa,est conduit à Balnibarbi, & arrive à la Capitale. Description de cecte Ville & du pays adjacent. Hospitalité avec laquelle il est reçu par un Grand Seigneur. Sa conversation avec lui.
QUoique je n’eusse pas lieu de me plaindre de la maniére dont j’étois traité dans cette Isle, j’y étois néanmoins trop negligé, & il entroit dans cette Negligence un peu de mepris. Car ni le Prince ni qui que ce soit de son Peuple n’avoit de curiosité pour aucune science, excepté les Mathematiques & la Musique, que j’entendois tres peu en comparaison d’eux; Ce qui étoit cause qu’on faisoit très peu de cas de moi.
D’un autre coté, ayant vu toutes les curiositez de l’Isle, j’avois grande envie de la quiter, parce que j’étois souverainement las de ce Peuple. Il est bien vrai qu’ils excelloient en deux sciences pour lesquelles j’ay toujours eu beaucoup d’estime, & dans lesquelles j’ose dire n’être pas tout à fait ignorant; mais en recompense ils étoient continuellement si fort enfoncez dans leurs speculations, qu’il est impossible de trouver des gens d’un commerce plus desagreable. Je ne frequentois que des Femmes, des Marchands, desReveilleurs& des Pages de Cour, pendant les deux mois que je passai là , ce qui me fit tomber à la fin dans un mepris general: Mais qu’y faire? C’etoient les seules personnes dont je pouvois recevoir une reponse raisonnable.
A force d’aplication, j’avois déjà fait de grands progrez dans la connoissance de leur Langue: J’étois las d’être confiné dans une Isle où je faisois une si sote figure, & resolus de la quiter à la premiére ocasion.
Il y avoit à la Cour un Grand Seigneur, assez proche parent du Roi, & respecté pour cette seule raison. Il passoit parmi eux pour le personnage le plus stupide & le plus ignorant de tout le Royaume. Il avoit rendu plusieurs fois de grands services à la Couronne, & possedoit d’excellentes qualitez de cœur & d’esprit, mais il avoit une si mauvaise oreille pour la Musique, que ses Ennemis l’accusoient d’avoir souvent batu la mesure à faux. On ne sçauroit croire les peines que ses Precepteurs avoient euës à lui démontrer une seule proposition de Geometrie, & qui étoit encore des plus aisées. Il me donna plusieurs marques de Bienveillance, me fit souvent l’honneur de me venir voir, & me pria de l’informer des Affaires del’Europe,aussi bien que des Loix, des Coutumes, & des Sciences qui sont en vogue dans les diferens pays où j’avois voyagé. Il m’écouta avec une extrême atention, & fit d’excellentes Remarques sur tout ce que je lui dis. Le Rang qu’il tenoit à la Cour, l’obligeoità avoir deuxReveilleursà ses gages, mais il ne s’en servoit jamais, excepté en presence du Roi, ou dans quelques visites de Ceremonie, & les faisoit toujours sortir quand nous étions seuls ensemble.
Je priai ce Seigneur d’interceder en ma faveur aupres du Roy pour qu’il me permit departir: il se chargea de la Commission, quoique, à ce qu’il eut la bonté de me dire, à regret: Car il m’avoit fait plusieurs ofres tres avantageuses, que je refusai néanmoins avec mille protestations d’une éternelle Reconnoissance.
Le seiziéme deFevrier, je pris congé de Sa Majesté & de toute sa Cour. Le Roi me fit un present de la valeur de deux cent guinées, & mon Protecteur son parent m’en fit un plus considerable encore, auquel il joignit une Lettre de Recommandation pour un Ami qu’il avoit à Lagado,la Capitale: L’Isle étant alors au dessus d’une Montagne, qui n’étoit qu’à la distance de deux miles de cette Ville, je fus décendu de la plus basse Galerie, de la même maniére dont on m’y avoit tiré.
Le Continent, pour autant que s’étend la Domination du Monarque de l’Isle Flotante, porte le nom general deBalnibarbi,& la Capitale, comme je l’ai déjà dit, se nommeLagado. Je n’eus pas un mediocre plaisir de me trouver en Terre ferme. Je me promenai vers la Ville sans rien craindre, étant habillé comme un des Naturels du païs, & sachant assez la Langue pour me faire entendre d’eux. Je trouvai facilement la Maison de celui à qui j’étois recommandé, & lui presentai la Lettre de son Ami. Il est impossible de recevoir quelqu’un d’une maniére plus obligeante que ne le fit ce Seigneur, qui s’apelloitMunodi;il me fit donner un Apartement chez lui, ou je restai pendant tout le tems que je passai à Lagado.
Le lendemain de mon arrivée, il me prit dans son Chariot pour voir la Ville, qui est environ à moitié aussi grande que celle deLondres,mais les Maisons en sont mal bâties, & tombent presque toutes en ruines.
Le peuple marche vite dans les Ruës, a l’Air égaré, & n’est presque habillé que de guenilles. Nous passames par une des portes de la Ville, & fimes trois miles dans le pays, où je vis plusieurs Laboureurs qui remuoient la Terre avec diferentes sortes d’Instrumens, mais jamais je ne pus deviner quel étoit leur dessein, ni n’aperçus en aucun endroit du Bled ou de l’Herbe, quoi que le Terroir parut y être excellent. Ce que je venois de voir dans la Ville, & ce que je voyois à la Campagne, me fit prendre la hardiesse de demander à mon Conducteur qu’il voulut m’expliquer ce que signifioit ce nombre prodigieux de Têtes & de Mains occupées, tant dans les Ruës que dans les Champs, parce que je ne m’apercevois pas qu’il en resultat quelque chose; mais qu’au contraire, je n’avois jamais vu de Terroir plus mal cultivé, de Maisons si mal baties, & qui tombassent plus en ruines, où un Peuple dont la Contenance & l’Habillement exprimassent une plus profonde misère. CeMunodiétoit un Seigneur du premier Rang, & avoit été pendant quelques années Gouverneur deLagado, mais une Cabale de Ministres lui avoit fait oter le Gouvernement. Cependant le Roi le traitoit toujours avec beaucoup de bonté, comme un sujet fort bien intentionné, mais très petit genie.
Quand je lui fis cette Censure du pays & de ses habitans, il ne me repondit rien, sinon, que je n’avois pas été assez long tems parmi eux pour être en état de former quelque jugement; & que chaque Nation du monde a ses Coutumes, avec quelques autres Lieux communs du même genre. Mais quand nous fumes de retour à son Palais, il me demanda ce qu’il me sembloit de ce Batiment, quels defauts j’y avois remarquez, & ce que je disois de l’Air & de l’Habillement de ses Domestiques. Il ne couroit pas grand risque en me faisant ces sortes de questions, parce que tout ce qui étoit chez lui étoit de la plus grande Regularité, & de la derniére Magnificence. Je repondis que la Sagesse, la Qualité & les Richesses de son Excellence l’avoient mise à couvert des Defauts que la Folie & la Gueuserie avoient produits dans les autres. Il dit que si je voulois l’acompagner à sa Maison de campagne, qui étoit à  la distance de vingt miles de la Capitale, & où ses Biens étoient situez, nous aurions le loisir de causer plus à nôtre aise sur ce sujet. Je lui repondis, que j’étois entiérement à ses ordres: & nôtre petit Voyage ne fut renvoyé qu’au lendemain.
Pendant que nous étions en chemin, il me fit remarquer les diferentes methodes dont les Fermiers se fervent pour cultiver & pour faire profiter leurs Terres: Methodes qui me parurent absolument incomprehensibles, car excepté quelques endroits, en fort petit nombre, je ne vis nulle part aucun Tuyau de bled, ni pas même le moindre brin d’Herbe. Mais trois heures après ce fut toute autre chose; nous vinmes dans le plus beau païs du Monde. Des Maisons de Fermiers bien bâties, y étoient à une petite distance les unes des autres: les Champs bordez de hayes, contenoient des Vignes, du Bled, ou des Prairies. Je ne me souvenois pas d’avoir jamais rien vu de plus charmant. Son Excellence remarqua la joye qui venoit de se peindre sur mon vissage, & me dit en souriant, que c’étoit là où commençoient ses Terres, & que nous passerions toujours dessus jusqu’à ce que nous frissons arrivez à  sa Maison. Que les gens du pays le tournoient en ridicule & le meprisoient, à caisse qu’il ne prenoit pas mieux soin de ses affaires, & donnoit à tout le Royaume un si pernicieux Exemple, qui cependant n’étoit suivi que de très peu de personnes.
Nous arrivâmes enfin à la Maison, qui étoit un superbe Batiment, construit suivant les meilleures Règles de l’ancienne Architecture: Fontaines, Jardins, Promenades, Avenues, Grotes, tout étoit fait & disposé avec jugement & avec gout. Je louois chaque chose que je voyois, sans que son Excellence fit semblant de le remarquer; mais après soupé, quand nous fumes seuls, il me dit d’un air melancholique, qu’il étoit dans l’aprehension qu’on ne l’obligeat de faire jetter en bas ses Maisons en Ville & à la Campagne, pour les rebatir à la nouvelle mode: de detruire toutes ses Plantations, pour en faire d’autres dans la forme prescrite par l’usage moderne: & de donner les mêmes ordres à tous ses Fermiers: qu’à moins de cela il s’exposeroit à être accusé d’Orgueil, d’Esprit de singularité, d’Affectation, d’Ignorance, & de Caprice, & s’atireroit peut-être la colère & l’indignation de sa Majesté.
Il ajouta, que l’Admiration que je paroissois avoir, s’évanouïroit bien tot, quand il m’auroit informé de quelques particularitez, dont selon toutes les aparences, on ne m’avoit pas instruit à la Cour; les gens y étant trop ocupez de leurs propres speculations, pour se mettre en peine de ce qui se passe icy bas.
Il y a environ quarante ans, me dit-il, que quelques personnes firent le Voyage deLaputa, soit pour Afaires, soit par plaisir, & après y avoir passé cinq mois, revinrent avec une assez legére teinture desMathematiques, mais pleins d’esprits volatils aquis dans cette Region Aërienne. Que ces personnes étant de retour, commencérent à  blâmer tout sans exception, & formérent le dessein de mettre les Arts, les Sciences, le Langage & les Mechaniques sur un nouveau pied. Pour cet efet, ils firent en sorte d’obtenir des Lettres patentes pour l’erection d’une Academie de Faiseurs de projets à Lagado; & cette espèce de maladie fut si contagieuse, que bientôt il n’y eut pas une seule Ville tant soit peu considerable dans le Royaume, qui n’eut son Academie particuliére. Dans ces Colleges, les Professeurs inventent de nouvelles maniéres de cultiver les Terres, & de bâtir des Maisons, aussi bien que de nouveaux Instrumens pour tous les Metiers, & pour les Manufactures: Instrumens si admirables qu’en s’en servant un seul Homme est capable de faire l’ouvrage de dix, & un Palais peut être bâti dans une semaine, de Materiaux si durables qu’il ne soit pas necessaire d’y faire jamais la moindre reparation. Ils cherchent aussi des methodes pour faire meurir tous les Fruits de la terre dans quelque saison que ce soit, & pour les faire devenir cent fois plus gros qu’ils ne sont à present. Le seul inconvenient qu’il y a, c’est qu’aucun de ces projets n’est encore bien perfectionné, & que pendant ce tems là tout le pays est dans un état deplorable, que les Maisons tombent en ruines, & que le peuple se trouve sans nourriture & sans habits. Ce qui, bien loin de les decourager, ne sert qu’à allumer d’avantage en eux la Fureur des projets. Que pour lui, qui n’étoit pas un esprit entreprenant, il étoit content de suivre le chemin batu, de vivre dans les Maisons que ses Ancêtres avoient baties, & de ne rien innover dans la plûpart des choses de la vie. Que quelques personnes de Qualité, & quelques autres de moindre rang, étoient dans les mêmes sentimens que lui, mais qu’on les regardoit d’un oeil de mepris, comme étant des Ignorans & de mauvais Citoyens, qui préferoient leur commodité particuliére à l’avantage general du païs.
Ce Seigneur ajouta, qu’il ne vouloit pas en entrant dans un plus grand detail, diminuer le plaisir que je prendrois à visiter leur grande Academie, où il me conseilloit d’aller. Il me pria seulement de jetter les yeux sur un Edifice ruïné, qui étoit sur le penchant d’une Montagne à trois miles de nous, & dont voici l’Histoire. J’avois, continuat’il, à une demi mile de ma Maison un fort bon Moulin, qui tournoit par le moien d’une assez grande Riviére, & dont je tirois, aussi bien que mes Fermiers, tout l’usage que nous en pouvions souhaiter. Il y a environ sept ans qu’une societé de ces Faiseurs de projets vint me proposer de detruire ce Moulin, & d’en batir un autre sur le coté de cette Montagne, au haut de laquelle, disoient-ils, il faloit faire un Canal, qui seroit une maniére de Reservoir, dans lequel on feroit venir l’eau par le moien de plusieurs Tuyaux, & qui pouroit ensuite en fournir au Moulin. Parce que le Vent & l’Air donnoient à l’Eau quand elle est sur une hauteur, un nouveau degré d’agitation, & par cela même la rendent plus propre au mouvement. Et parce que l’Eau descendant plus en pente pouvoit plus aisément faire aller le Moulin que ne feroit une Riviére dont le cours est plus de niveau. Et comme je n’étois pas alors fort bien en Cour, poursuivit-il, & que d’ailleurs plusieurs de mes Amis m’en pressoient, je souscrivis au projet; & après avoir fait travailler une centaine d’hommes pendant deux ans, l’Ouvrage manqua, & les Faiseurs de projets se retirérent, rejettant le manque de succès sur moi, & conjurant tous ceux qui avoient des Moulins à eau sur des Riviéres, d’en faire bâtir sur quelque Montagne, pour me convaincre par expérience du tort que je me faisois.
Peu de jours après nous fumes de retour à la Ville, & son Excellence considerant qu’il n’étoit pas en fort bonne odeur à  l’Academie, ne voulut pas y aller avec moi, mais me recommanda à un de ses Amis pour m’y acompagner. Il me dépeignit à cet Ami comme un grand Admirateur de projets, extraordinairement curieux, & fort credule, ce qui étoit un peu vrai, car j’avois fait moi même autrefois quelques projets ridicules.
L’Auteur obtient la permission de voir la grande Academie deLagado.Ample Description de cette Academie. Arts auxquels les Professeurs s’y employent.
CEtte Academie n’est pas un seul Batiment, mais une suite de plusieurs Maisons des deux côtez d’une Rue, qui étant devenue deserte, a été destinée à servir de demeure aux Academiciens.
Je fus fort honnêtement reçu par le Recteur. Chaque Chambre contenoit un ou plusieurs Faiseurs de projets, & je crois qu’il y avoit bien cinq cent Chambres en tout.
Le premier Homme que je vis avoit l’air défait, le Visage & les Mains pleines de suye, les Cheveux mal peignez, la Barbe longue, & étoit d’ailleurs tout enguenillé. Ses Habits, sa Chemise, & sa Peau étoient precisément de la même couleur. Il avoit employé huit ans à préparer des Concombres pour en tirer les Rayons du Soleil, qu’il avoit dessein de mettre dans des vases scellez Hermetiquement, afin de s’en servir à rechaufer l’Air dans des Etez peu favorables. Il me dit, qu’il ne doutoit nullement que dans huit ans, il ne fut en état de fournir une raisonnable quantité de ces Rayons au Jardin du Gouverneur; mais il se plaignoit que ses gages étoient fort mediocres, & me pria de lui donner quelque petite chose pour l’encourager dans son travail, & pour le dedommager un peu de l’excessive cherté dont les Concombres avoient été l’année precedente. Je lui fis un petit present, car le Seigneur chez qui j’avois logé m’avoit pourvu de quelque argent dans cette vuë, parce qu’il savoit que c’étoit leur coutume de demander honêtement l’Aumone, à tous ceux qui venoient les voir.
J’entrai dans une autre Chambre, mais je fus sur le point de m’en retourner sur mes pas, à cause de l’horrible puanteur que je sentis en y mettant les pieds. Mon Conducteur me poussa en avant, & me fit signe de ne faire paroitre aucune marque d’Aversion ou de Degout, parce que cela seroit regardé comme une cruelle ofense. Je le crus & poussai la politesse jusqu’à ne me pas seulement boucher le nez. Celui qui logeoit dans cette Cellule étoit le plus Ancien Etudiant de l’Academie. Ses Mains & ses Habits étoient tous brodez d’Ordure. Quand je lui fus presenté, il me serra tendrement entre ses bras (honnêteté dont je l’aurois volontiers dispensé.) Des le premier instant qu’il étoit entré dans l’Academie, il s’étoit apliqué à remettre les Excrements humains dans leur état primitif, en en separant cette espèce de Teinture qu’y donne la Bile, en en faisant exhaler l’odeur, & en en ôtant la Salive. La Societé lui payoit chaque Semaine une maniére de Revenu, qui consistoit dans un Vaisseau rempli d’ordure humaine, pour continuer à faire ses Experiences.
Je vis un autre qui travailloit à calciner de la Glace pour en faire de la poudre à Canon, le même me montra un Traité qu’il avoit composé sur la malleabilité du Feu, & qu’il avoit dessein de publier. Il y avoit là  aussi un Architecte très ingenieux, qui avoit inventé une Nouvelle Methode de batir des Maisons, en commençant par le Toit & en finissant par les Fondemens, ce qu’il justifioit par l’exemple de deux insectes fort prudens, la Mouche à miel & l’Araignée.
Dans un autre Apartement je vis un Homme qui étoit né Aveugle, & qui avoit avec lui plusieurs Aprentifs aveugles aussi. Leur Emploi consistoit à mêler pour les Peintres des couleurs que leur Maitre leur enseignoit à distinguer par le moyen del’atouchement & du goût. Ils réussirent assez mal pendant le tems que j’étois là , & leur Professeur même s’y trompa presque toujours.
Mais tous les projets dont je viens de parler ne sont rien en comparaison de celui dont je vai faire part à mes Lecteurs. Un de ces Ingenieux Academiciens avoit trouvé l’Art de labourer la Terre avec des Pourceaux, pour épargner la dépense qu’il faut faire en Charues, en Bœufs, & en Ouvriers. Voici sa Methode. Dans un Acre de Terre il faut enterrer à six pouces de distance les uns des autres, & à huit de profondeur, un bon nombre de Glands ou de Dattes, que ces Animaux aiment beaucoup: Après cela il faut en conduire cinq ou six cent dans l’endroit ou ces Glands sont enterrez; or ils n’y seront pas plutot qu’ils fouilleront toute la Terre en cherchant leur Nourriture, & qu’ils la rendront propre à être ensemencée, l’engraissant en même tems de leur fiente: A la verité, apres plusieurs Experiences reiterées, on a trouvé qu’il en coutoit beaucoup de peine, sans qu’on eut encore vu de Moisson. Cependant on ne doute nullement que cette Invention ne puisse encore être extrêmement perfectionnée.
Je me rendis dans une autre Chambre, qui étoit tapissée par tout de Toiles d’Araignées, excepté un petit passage fort étroit par où l’Artiste pouvoit entrer & sortir. Quand il me vit, il me cria à haute voix de ne pas toucher à ses Toiles. Quelle fatale Erreur, me dit-il, qu’on se soit servi pendant si long tems de Vers à soye, pendant que nous avons à foison des Animaux Domestiques, qui sont infiniment meilleurs que ces Vers! D’ailleurs, ajouta t’il, en se servant d’Araignées, on n’auroit pas à craindre l’incomodité que cause la mort des Vers à soye, dont je fus entiérement convaincu, quand il me montra un nombre prodigieux de Mouches admirablement colorées, dont il nourissoit ses Araignées, nous assurant, que les Toiles en recevroient quelque teinture; & que comme il en avoit de toutes les couleurs, il se flatoit de tirer de grands profits de cette Invention, dès qu’il seroit venu à  bout de nourir ses Mouches de certaines Gommes, Huiles, & autres matieres glutineuses, pour donner de la Force & de la consistence aux Fils. Un autre Academicien, qui étoit Astronome, avoit entrepris de placer un Cadran sur la girouette de la Maison de Ville, en ajustant le mouvement annuel & journalier de la Terre & du Soleil, de maniére qu’ils repondissent exactement à  tous les Mouvemens accidentels que le Veut feroit faire à la Girouette. Il m’arriva de me plaindre à mon Conducteur d’une petite ataque de Colique, sur quoi il me conduisit dans l’Apartement d’un grand Medecin, qui s’étoit rendu fameux par sa maniére de guerir cette Maladie. Voici sa Methode. Il remplissoit d’Air une Seringue d’une enorme Taille: Cet Air il le dechargeoit dans le corps du Patient; après cela il retiroit l’instrument pour le remplir de nouveau d’air, &à peine avoit-il fait ce Manége trois ou quatre fois, que le Vent dont le corps du Patient venoit d’être rempli, forçoit celui qui avoit causé la maladie à sortir, d’où s’ensuivoit la guerison du Malade. Il en fit l’épreuve en ma presence sur un Chien, qui ne se plaignoit pas d’avoir la Colique, mais qui en recompense en fut preservé pour toujours, car à la seconde décharge de la seringue le pauvre Animal creva. Nous laissames le Docteur fort ocupé à lui rendre la vie en faisant sortir le trop d’Air: mais je doute qu’il ait réussi dans cette Operation.
Je parcourus plusieurs autres Apartemens, mais ce que j’y vis n’étant pas si important que ce que je viens de raconter, mes Lecteurs me pardonneront aisément de le passer sous silence.
Je n’avois vu jusqu’alors qu’un côté de l’Academie, l’autre étant habité par ceux qui s’apliquent à l’avancement des sciences speculatives, dont je dirai quelques mots, après avoir auparavant fait mention d’un Illustre personnage, qu’on nomme parmi eux l’Artiste Universel. Il nous dit, qu’il s’étoit apliqué pendant l’Espace de trente ans à  chercher les moyens de prolonger la vie humaine. Il avoit deux grandes Chambres pleines de mille curiositez, & cinquante Hommes travailloient sous lui: les uns condensoient l’Air dans un Vase, & avoient l’Art d’oter de cet air toutes les particules de Nitre ou d’Eau qui pouvoient s’y trouver; d’autres amolissoient des pieces de Marbre pour en faire des Oreillers & des Coussins. L’Artiste lui même étoit alors occupé de deux grands projets. Le premier consistoit à  ensemencer une Terre de paille, dans laquelle, disoit-il, étoit contenue la veritable vertu productrice, ce qu’il demontroit par plusieurs Raisonnemens, que je n’eus pas l’esprit de comprendre. L’autre Invention tendoit à empêcher, qu’il ne vint de la Laine aux jeunes Agneaux, ce qu’il se flatoit de faire par le moyen de quelques gommes & de quelques Mineraux apliquez extérieurement sur leur peau, & il esperoit que dans quelque tems une Race de Brebis nuës seroit repandue par tout le Royaume.
Nous fimes un Tour à l’autre côté de l’Academie, où, comme je l’ai déjà dit, les Faiseurs de projets en sciences speculatives avoient leur Residence.
Le premier Professeur que je vis se tenoit dans un grand Apartement, & avoit quaranteEcoliers autour de lui. Après les premiers Complimens, remarquant que je regardois avec atention une Machine, qui occupoit presque toute la Chambre, il dit que j’étois peut être surpris de ce qu’il avoit formé le Dessein de se servir d’Operations Mechaniques pour l’augmentation des Connoissances speculatives. Mais que le Public ne tarderoit guères à sentir l’utilité de cette Methode, & qu’il se flatoit que jamais Homme n’avoit rien inventé de plus beau. Personne n’ignore, poursuivit-il, combien est laborieuse la Methode ordinaire d’aquerir de certaines sciences; au lieu que par l’invention, dont je vous parle, l’Homme du monde le plus ignorant, peut, avec peu de peine & presque point de Depense écrire sur la Philosophie, la Poësie, la Politique, les Loix, les Mathematiques, & la Theologie; & cela sans avoir ni genie ni Etude. Il me fit aprocher alors de la Machine, que ses Disciples rangez en ordre, environnoient de tous cotez. Elle avoit vingt pieds en quarré, &étoit placée au milieu de la Chambre. Sa superficie étoit composée de diferentes piéces de bois, d’environ la grosseur d’un Dé à jouer, mais les unes un peu plus larges que les autres. Elles étoient toutes atachées ensemble par des Fils fort deliez. Ces morceaux de Bois étoient couverts de papier exactement apliqué sur chaque Quarré, & sur ces papiers étoient écrits tous les mots de leur Langue dans leurs diferens Modes, Tems, & Declinaisons, mais sans aucun ordre. Le Professeur me pria d’être atentif, parce qu’il aloit mettre sa Machine en Oeuvre. Il y avoit quarante Manches de Fer atachez autour de la Machine, dont ses Disciples par son ordre empoignérent chacun un; après cela par un tour de main qu’ils leur donnérent, je vis que toute la disposition des mots étoit entiérement changée. Il commanda alors à trente six de ses Ecoliers de lire tout bas les diferentes lignes qui venoient de paroitre sur la Machine. Que s’ils trouvoient trois ou quatre mots ensemble qui pouvoient former une partie de phrase, ils étoient obligez de les dicter aux quatre autres garçons qui étoient les Secretaires. Cet Ouvrage étoit repeté trois ou quatre fois, & à chaque fois les mots se trouvoient disposez d’une nouvelle maniére. Les jeunes Etudiants employoient six heures par jour à  ce Travail, & le Professeur me montra plusieurs Folio, qu’il avoit composez de diferentes Phrases imparfaites, qu’il avoit Dessein de coudre ensemble, pour faire un jour de tous ces riches materiaux un systeme complet de tous les Arts & de toutes les Sciences: Dessein, disoit-il, qui pouroit être executé avec beaucoup plus de facilité & de promptitude, si le Public vouloit créer un Fonds pour faire construire & mettre en Oeuvre cinq cent de ces Machines dansLagado,& ordonner aux Directeurs de mettre ensemble toutes leurs Collections.
Il m’assura que depuis sa Jeunesse il avoit consacré toutes ses pensées à cette invention, qu’aucun mot de la Langue n’étoit oublié dans sa Machine, & qu’il avoit fait le calcul le plus exact de la proportion generale qu’il y a entre les nombres des Particules, des Noms, des Verbes, & des autres parties du Langage.
Je fis les plus humbles remercimens à cet Illustre personnage de la facilité avec laquelle il venoit de me faire part d’un si beau Dessein, & lui promis, que si j’avois jamais lebonheur de revoir ma Patrie, je lui rendrois la justice de le reconnoitre pour seul Inventeur de cette Merveilleuse Machine, dont je lui demandai la permission de tracer la forme sur du papier; il le voulut bien, & c’est à sa complaisance que le Lecteur a l’obligation de la Figure cy-jointe. Je lui dis que quoi que ce soit la coutûme de nos Savans enEurope, de se faire honneur des Inventions d’autrui, d’ou il leur revenoit au moins cet Avantage, que ce devenoit un sujet de controverse, lequel étoit le veritable Inventeur; il pouvoit néanmoins être sûr qu’à l’égard de la Machine que je venois de voir, personne ne lui disputeroit la gloire de l’invention.
Nous allames ensuite à l’Ecole de Langage, où trois Professeurs deliberoient ensemble sur les moiens de perfectioner la Langue de leur pays.
Le premier projet étoit d’abreger les Discours, en ne laissant qu’une syllabe à tous les mots qui en avoient plusieurs, & en
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retranchant les Verbes & les Participes, parce qu’à le bien examiner, toutes choses imaginables ne sont que des Noms.
Mais, dit un des autres, ne vaudroit-il pas mieux retrancher absolument tous les mots? Pour faire mieux gouter ce projet, il prouva que la santé & l’amour de la briéveté, y trouveroient également leur compte. Car il est incontestable, que chaque mot que nous prononçons use tant soit peu nos poumons, & par consequent hâte nôtre mort. C’est pourquoi il proposoit comme un bon Expedient, que puisque les mots ne sont que les Noms deschoses, il seroit plus raisonnable que chacun portât avec soi les choses dont il voudroit discourir. Et cette Invention auroit certainement eu lieu, au grand contentement de celui qui l’avoit trouvée, si les Femmes, de concert avec le profane Vulgaire, n’avoient menacé de se revolter, si on ne leur permettoit de se servir de leur Langue pour parler, à la maniére de leurs Ayeux. Tant il est vrai que le commun peuple, est un Ennemi irreconciliable de tout ce qu’on apelle Science. Cependant, plusieurs Hommes très sages & très savans suivent la nouvelle Methode de s’exprimer parchoses,Methode qui a pourtant un petit inconvenient; c’est que, quand un Homme a plusieurs affaires, de diferente sorte, il est obligé de porter avec lui une quantité beaucoup plus considerable deChoses, à moins qu’il n’ait les moyens d’entretenir quelques Valets qui le dechargent de cette peine. J’ay quelquefois vu deux de ces Sages presqueafaissez sous le poids de leurs Fardeaux, comme les Colporteurs parmi nous: Quand ces Messieurs se rencontroient en Rue, ils mettoient leurs paquets à Terre, & en en tirant les pieces l’une après l’autre, ils étoient en état de soutenir la Conversation pendant une Heure entiére, après quoi chacun ramassoit ses pieces, & s’étant entr’aidez à se mettre leurs charges sur le dos, iis prenoient congé l’un de l’autre.
Mais pour de moins longues Conversations, on peut facilement mettre sous le Bras ou dans ses Poches tout ce dont on a besoin, & quand on est chez soi, on ne sauroit y être embarassé; Voila pourquoi la Chambre où s’assemblent ceux chez qui cet Art est en usage, est pleine de toutes lesChosesqui sont necessaires pour soutenir de si ingenieux Entretiens.
Un autre grand Avantage qu’on pouroit retirer de cette Invention, c’est que par là on a une espéce de Langage Universel, entendu par toutes les Nations Civilisées, dont generalement tous les Meubles & tous les Utenciles sont entiérement semblables aux nôtres. Par là aussi des Ambassadeurs pouroient traiter avec des Princes Etrangers, ou avec des Ministres d’Etat, dont ils ignoreroient la Langue.
Je visitai ensuite l’Ecole de Mathematique, où je vis un Maitre, qui pour enseigner cette science à ses Disciples, se servoit d’une Methode qui me parut un peu bizarre. La proposition & la demonstration sont écrites en Caractères fort lisibles sur une Oublie très mince, avec de l’Encre composée d’une Teinture Cephalique. Cette oublie l’Etudiant doit l’avaler à jeun, & pendant les trois jours suivans ne prendre d’autre Nourriture qu’un peu de Pain & d’Eau. A mesure que se fait la digestion de l’Oublie, la Teinture monte au Cerveau, & la proposition est obligée de l’acompagner. Mais jusques à present le succés n’a pas tout à fait bien repondu à l’atente de l’Inventeur, en partie par quelque Erreur dans la composition de la Teinture, & en partie par la Mechanceté des petits Garçons, à qui ce Bolus cause tant de dégout, que la plûpart d’entr’eux tachent de le rendre avant qu’il puisse faire son efet; d’ailleurs, on n’a pas encore pu obtenir d’eux d’observer le Regime, si necessaire, suivant cette Methode, pour aprendre les Mathematiques.
Continuation du même Sujet. L’Auteur propose quelques nouvelles Inventions, qui sont reçuës avec de grands Applaudissemens.
JE ne me divertis guères à visiter l’Ecole des Faiseurs de projets Politiques, parce que ces gens me paroissoient tout à fait hors de sens, spectacle qui me rend toujours Melancolique. Ces Visionaires formoient des projets de persuader à des Monarques de n’avoir egard dans le Choix de leurs Favoris qu’à la Sagesse, la Capacité & la Vertu; de ne prendre des Ministres que pour travailler avec plus de succés au Bien public; de ne jamais separer leur Interêt d’avec celui de leur Peuple, de ne conférer des Emplois qu’à des personnes capables de s’en aquiter; avec plusieurs autres Chimères, dont personne ne s’est jamais avisé, & qui m’ont fait sentir la justesse d’une vieille Maxime, qui dit, qu’il n’y a rien de si absurde que quelques Philosophes n’ayent avancé comme veritable.
Cependant pour rendre justice à ces Academiciens Politiques, il faut que j’avouë que tous ne sont pas si visionnaires. Il y avoit parmi eux un Homme qui me paroissoit admirablement bien entendre la Nature & le Systeme du Gouvernement. Cet Illustre personnage s’étoit fort utilement employé pour trouver des Remedes souverains contre toutes les Maladies, auxquelles les diferentes sortes d’Administrations publiques sont sujettes, tant par les Vices ou par les Foiblesses de ceux qui gouvernent, que par les Defauts de ceux qui doivent obéir. Par exemple, puisque tous ceux qui se sont apliquez à etudier le gouvernement des Hommes, avoüent unanimement, qu’il y a une ressemblance Universelle entre le Corps Naturel & le Corps politique; n’est-il pas evident, que les Maladies de l’un & de l’autre de ces Corps doivent être gueries, & leur santé conservée par les mêmes Remedes? Il est certain, que les Senats sont souvent pleins d’Humeurs peccantes, & travaillez de plusieurs maladies de Tête, & plus encore de Maladies de Cœur; avec de sortes Convulsions, & de violentes Contractions de Nerfs dans les deux Mains, quoique principalement dans la droite. D’autres fois ils ont des Vertiges, des Delires, une Faim Canine, ou des Indigestions, & plusieurs autres maux de ce genre. Le Plan de ce Docteur étoit donc, que lors qu’un Senat venoit de s’assembler, quelques Medecins s’y trouvassent les trois premiers jours de la séance, & à la fin des Debats de chaque jour tatassent le pous à chaque Senateur; après quoi ayant meurement deliberé sur la Nature des diferentes Maladies & sur la maniére de les guerir, ils pourroient le quatriéme jour se rendre à l’endroit où le Senat s’assemble, accompagnez d’Apothiquaires pourvus de bonnes Medecines, qui auroient soin, avant que les Membres fussent assis, d’administrer à chacun d’eux des Lenitifs, des Aperitifs, des Abstersifs, des Corrosifs, des Restringents, des Palliatifs, des Laxatifs, ou telle autre Drogue dont ils pouroient avoir besoin: Prets le lendemain, à repeter, à changer, ou à omettre ces Remedes, suivant l’effet qu’ils auroient produit.
L’Execution de ce projet ne couteroit pas grand chose au Public, & seroit à mon Avis fort utile, pour expedier promptement les Affaires dans les Pays où les Senats ont quelque part au pouvoir Legislatif: Elle produiroit l’unanimité, abrégeroit les Debats, ouvriroit le peu de Bouches qui à present sont fermées, & fermeroit le nombre prodigieux de celles qui sont ouvertes; reprimeroit la petulance des Jeunes, & corrigeroit l’Obstination des Vieux; donneroit de la vivacité aux Stupides, & de la retenue aux Etourdis.
De plus, comme c’est une plainte generale que les Favoris des Princes ont la Memoire du monde la moins fidèle; le même Docteur proposoit comme un Remede à ce mal, que quiconque iroit trouver un Premier Ministre, après lui avoir exposé son Afaire enpeu de mots & en termes clairs; en partant tirât ce Seigneur par le nez, ou par les oreilles, lui donnât quelque bon coup de pied dans le Ventre, lui pinçât les bras bien serré, ou lui fourrât une Epingle dans les Fesses; le tout, pour le faire mieux souvenir de l’afaire en question: Remède qu’il faudroit repeter chaque fois qu’on le verroit, jusqu’à ce que la chose dont il s’agissoit, fut faite ou absolument refusée.
Il étoit aussi d’avis, que chaque Membre du Grand Conseil de la Nation, après avoir proposé & defendu son Opinion, devroit être obligé de donner sa voix en faveur de l’opinion contraire; parce que si cela se faisoit, le Resultat tourneroit immanquablement à l’Avantage public.
Quand l’Etat est déchiré par de violentes Factions, il avoit trouvé un moyen merveilleux de les mettre d’accord. Ce moyen le voici. Il faut prendre une Centaine de Chefs de chaque parti, & mettre l’une contre Vautre les Têtes qui sont à peu près de la même Figure; qu’après cela deux Chirurgiens fort adroits scient l’Occiputde chaque Couple en même tems, de maniére que la Cervelle soit divisée en deux parties égales. Que chacun de cesOcciputsainsi coupez soit apliqué sur la Tête à laquelle il n’apartient pas. Il est bien vrai que cet ouvrage demande beaucoup d’adresse & d’exactitude, mais le Professeur nous assuroit que si le Chirurgien s’en aquitoit bien, la Cure seroit infaillible. Car voici comme il raisonnoit; les deux égales portions de Cervelles débatant entr’elles, les Matieres qui forment le sujet de la Dispute, ne sçauroient manquer d’être bien tôt d’acord. Et pour ce qui regarde la diference des Cervelles en Quantité & en Qualité, parmi ceux qui sont les Directeurs des Factions, le Docteur protestoit en conscience que c’est une chimère.
J’entendis deux Professeurs disputer avec beaucoup de Feu sur la meilleure methode de lever des Impots sans charger le peuple. Le premier affirmoit que la meilleure maniére seroit de taxer les Vices & la Folie; & de mettre dans chaque Rue un certain Nombre de Jurez, qui rendroient temoignage des degrez d’Extravagance & de Corruption de leurs voisins, sur lesquels on pouroit regler la somme que chacun seroit tenu de payer. Le second étoit d’une opinion directement contraire, & vouloit qu’on mit une Taxe sur ces Qualitez du Corps & de l’Ame, pour lesquelles les Hommes s’estimoient le plus eux mêmes; & que cette Taxe fut plus ou moins grande suivant le Degré plus ou moins eminent auquel on porteroit ces Qualitez, Degré à l’égard duquel chacun seroit cru sur sa parole.
L’impôt le plus onereux regardoit les plus grands Favoris du Beau sexe, & les Cotisations étoient reglées suivant le nombre & la nature des Faveurs qu’ils avoient receues; sur quoi on s’en raporteroit aussi à leurs propres Declarations. L’Esprit, la Valeur, & laPolitesse, devoient aussi payer de grands Impots, qui seroient aussi levez de la même maniére, chaque personne se taxant elle même. Mais d’un autre côté, l’Honneur, la Justice, la Sagesse & le Savoir, ne devoient pas couter un sol à ceux qui possedoient ces Qualitez, parce qu’elles sont d’un genre si singulier que personne ne les reconnoit en son voisin, ni ne les estime en lui même.
Les Femmes devoient être taxées suivant leur Beauté, & leur Habileté à se bien mettre, & jouïr du même privilège que les Hommes, je veux dire déterminer la somme qu’elles se croyent obligées de payer. Mais le Sens commun, la Fidelité, la Chasteté, & la Bonté du Cœur, devoient être des choses entierement exemptes d’impots, parce qu’aussi bien le peu qu’on en auroit pu retirer, n’auroit jamais payé les peines qu’on se seroit données pour déterrer celles que cette Taxe regardoit.
Pour attacher des Senateurs aux Interets de la Couronne, le même Professeur vouloit qu’ils tirassent au sort pour les Emplois, chacun d’eux s’engageant premiérement par serment d’être pour la Cour, soit qu’il gagnat ou non; après quoi ceux qui avoient perdu, pouvoient de nouveau tenter fortune à la premiére Occasion. De cette maniére l’Esperance & l’Atente les rendroient Fideles à leurs Engagemens, & personne ne pouroit se plaindre qu’on l’eut trompé, mais imputeroit son malheur à la Fortune dont les Epaules sont plus fortes & plus larges que celles d’un Ministère.
Un autre Professeur me montra un grand papier tout rempli d’Instructions pour découvrir des complots qui se trament contre le Gouvernement: Dans toutes ses remarques paroissoit un genie profond, & un extrême connoissance de la politique, quoi qu’à mon avis on pouroit y ajouter encore quelque chose. C’est ce que je pris la liberté de dire à  l’Auteur, en lui ofrant en même tems de lui faire part de ce que je pouvois avoir de Lumiéres sur ce sujet. Il reçut mon ofre plus honnêtement que ne font d’ordinaire des Auteurs, & particuliérement ceux qui travaillent en projets, m’assurant qu’il seroit fort aise que je lui communiquasse mes Observations.                           .
Je lui dis, que s’il m’arrivoit de vivre dans un Royaume où les Conspirations fussent en vogue par le genie inquiet du petit Peuple, ou pussent servir à l’affermissement du Credit, ou à l’avancement de la Fortune de quelques grands Seigneurs, je m’apliquerois d’abord à encourager la Nation des Accusateurs, des Denonciateurs, & des Temoins: Que lorsque j’en aurois rassemblé un nombre suffisant, de toutes les sortes & de diferente Capacité, je les mettrois sous la conduite de quelques personnages habiles, & assez puissants pour les proteger & pour les recompenser. De tels personnages doüez des Talens & du Pouvoir que je viens de marquer, pourroient faire servir les Complots aux plus excellens usages; ils pouroient se faire valoir & passer pour de profonds Politiques; rafermir un Ministère chancelant; ètouffer ou apaiser un Mecontentement general; s’enrichir de Confiscations, & augmenter ou diminuer le Credit public, suivant que leur Avantage particulier le demanderoit. C’est ce qu’on peut faire, en convenant premiérement des personnes sur qui doit tomber l’Accusation d’avoir part à une Conspiration. Après cela il faut s’assurer de tous leurs papiers, aussi bien que de leurs personnes: Ces papiers doivent être mis entre les mains d’une societé d’Hommes assez habiles pour découvrir le sens mysterieux des Mots, des Syllabes, & des Lettres; Mais pour qu’ils puissent tirer quelque fruit de leur habileté, il doit leur être permis de donner aux Lettres, aux Syllabes & aux Mots, la signification, qui leur plait, quoique cette signification n’y aye souvent aucun raport, ou même paroisse directement contraire au but que se propose celui dont on examine l’Ecrit; ainsi par exemple, s’ils le trouvent bon, ils peuvent entendre par unCribleuneDame de Cour, par unChien estropiéunUsurpateur,par unFleauuneArmée entretenue en tems de paix,par uneBuse,unGrand Politique, par laGouteunSouverain Pontife, par unPot de ChambreunCommité de Seigneurs, par unBalaiuneRevolution,par uneSourissiéreuneCharge, par unAbime sans fondleTresor public, par unEgoutlaCour, par unBonnet avec des SonnettesunFavori, par unRoseau casséuneCour de Justice, & par unTonneau vuideunGeneral.
Que si cette Methode ne réussissoit pas, on pouroit en employer de plus efficaces, & avoir recours auxAcrostiches& auxAnagrammes: Je lui expliquai alors ce que j’entendois parAcrostiches,& lui montrai audoigt & à l’oeil de quelle utilité est cette espèce de science pour découvrir le sens politique que renferment les Lettres initiales. Car sans cela, lui dis-je, auroit-on jamais pu savoir que N, par exemple, signifie une Conspiration; B un Regiment de Cavalerie, & L une Flote. Mais si par hazard, (ce qui n’est guères possible) cette Methode ne suffit pas pour decouvrir les Desseins du Parti mécontent, on pouroit venir à bout de les connoitre, en transposant les Lettres de l’Alphabet qui se trouvent dans quelque papier suspect, en les transposant dis-je, de tant de maniéres diferentes, qu’on trouve enfin le sens qu’on vent leur donner. Etc’est la ce qu’on apelle la Methode Anagrammatique.
Le Professeur me fit de grands remercimens des curieuses observations dont je venois de lui faire part, & me promit qu’il feroit mention honorable de moi dans son Traité.
Je ne vis rien dans ce pays qui put me porter à y faire un plus long sejour, & commençai à songer à m’en retourner en Angleterre.
L’Auteur quiteLagado&arrive à Maldonada.Aucun Vaisseau n’étant prêt à  faire voile, il fait un Tour à Glubbdubdribb. Reception que lui fit le Gouverneur.
LE Continent, dont ce Royaume est une partie, s’étend, autant qu’il me paroit, à l’Est vers les parties inconnues de l’Amerique,au West versCalifornie, & au Nord vers la Mer Pacifique, qui n’est qu’à cent cinquante Miles deLagado, où il y a un bon Port, & dont les habitans font un grand commerce avec ceux de l’Isle deLuggnagg,située au Nord-West environ au 29. Degré de Latitude Septentrionale, & au 140. Degré de Longitude. Cette Isle est au Sud-Est duJapon, à la distance d’une centaine de lieuës. Il y a uneétroite Alliance entre l’Empereur duJapon& le Roi deLuggnagg,ce qui fait qu’il y a souvent occasion de passer d’une de ces Isles à l’autre. Cette Raison me détermina à prendre ma route par là pour m’en revenir en Europe. Je louai deux Mules pour porter mon petit Bagage, & un Guide pour me montrer le Chemin. Je pris congé de mon genereux Protecteur qui m’avoit temoigné tant d’amitiez, & reçus encore de lui un present assez considerable à mon depart.
Il ne m’arriva rien pendant mon Voyage qui merite d’être raporté. Quand j’arrivai au port deMaldonada,il n’y avoit point de Vaisseau pret à faire voile pourLuggnagg, & on m’assura qu’il faudroit atendre même quelques semaines avant qu’il y en eut. Cette Ville est environ de la grandeur dePortsmouth. Je fis bien tôt quelques connoissances, dont je reçus beaucoup d’honnêtetez. Un Gentilhomme fort distingué me dit que, puis qu’il se passeroit tout au moins un mois avant que j’eusse ocasion de partir pourLuggnagg, je devrois aller voir la petite Isle deGlubbdubdribb, qui étoit au Sud-West deMaldonada, à la distance d’environ cinq lieuës. Il s’ofrit à m’acompagner avec un de ses Amis, & me promit d’avoir soin de tout ce qui seroit necessaire pour nôtre petit Voyage.
Glubbdubdribb, autant qu’on peut rendre ce terme en nôtre Langue, signifie l’Isle desSorciers. Cette Isle n’a que le tiers de la largeur de celle deWight, & est extraordinairement fertile: Elle est gouvernée par le Chef d’une certaine Tribu qui n’est composée que de Magiciens.
Ces Magiciens ne contractent jamais de Mariages qu’avec des personnes de leur Tribu; & c’est le plus Ancien de leur Race qui est leur Prince ou leur Gouverneur. Ce Prince est logé dans un Magnifique Palais, derriére lequel il y a un Parc de trois mille Acres q’étendue, & environné d’un Mur de pierre de taille de vingt pieds de hauteur. Dans ce Parc il y a diferens enclos pour du Bled, des Herbes, ou du Bétail.
Le Gouverneur & sa Famille sont servis par des Domestiques fort extraordinaires. Par son habileté dans la Magie, il a le pouvoir de rapeller à la vie ceux qu’il veut, & le droit de s’en faire servir pendant vingt quatre heures, mais pas plus long tems; de plus, il ne lui est pas permis d’évoquer deux fois de suite la même personne, a moins qu’il n’y ait l’espace de trois mois entre deux, ou qu’il n’y soit porté par quelques rasions de la derniére importance.
Quand nous eumes mis pied à terre dans l’Isle, ce que nous fimes environ à onze heures du matin, un des Messieurs qui m’acompagnoient, alla chez le Gouverneur, & lui demanda si un Etranger pouvoit avoir l’honneur de faire la Reverence à son Altesse. Ce Prince lui acorda d’abord sa demande, & nous entrames tous trois dans le Palais entre deux Rangs de Gardes, armez à  l’Antique, & qui avoient dans leur Physionomie je ne sçai quoi qui me faisoit trembler. Nous passames par plusieurs Apartemens entre des Domestiques, qui ne ressembloient pas mal aux Gardes, & qui comme eux étoient rangez en Haye des deux cotez, jusqu’à ce que nous fussions parvenus à la Chambre de presence, ou, apres trois profondes Reverences, & quelques Questions generales, il nous fut permis de nous asseoir sur trois Chaises, placées tout près du plus bas degré du Throne de son Altesse. Ce Prince entendoit la Langue deBalnibarbi, quoi qu’elle fut diferente de celles qu’on parle dans son Isle. Il me pria de lui raconter une partie de mes Voyages, & pour me faire voir qu’il vouloit me traiter sans Ceremonie, il renvoia ceux de sa suite d’un seul signe de Tête, qu’il n’eut pas plutot fait, qu’à mon grand étonnement tous s’évanoüirent en l’Air, comme les Objets que nous avons vus en songe disparoissent quand nous nous reveillons tout d’un coup. Je fus quelque tems vant que de pouvoir me remettre de ma Frayeur: mais comme le Gouverneur m’assura que je n’avois rien à craindre, & que je remarquois d’un autre coté que mes deux Compagnons ne paroissoient avoir aucune peur, (ce qui venoit de ce que ce Spectacle ne leur étoit pas nouveau) je commençai à  prendre courage, & fis à son Altesse une Histoire abregée de mes diverses Avantures, non sans hesiter quelques fois & sans jetter les yeux de tems en tems sur les places que ces Spectres Domestiques venoient dequiter.
J’eus l’honneur de diner avec le Gouverneur, & nous fumes servis à Table par des Fantomes diferens de ceux que j’avois déjà  vus. Je remarquai que ma peur alors étoit beaucoup moindre que celle du Matin.
Nous passames là toute la Journée, mais je suppliai le Prince de vouloir m’excuser, si je n’acceptois pas l’offre qu’il me faisoit de loger dans son Palais. Mes deux Amis & moi, allames coucher en Ville, & retournames au Palais du Gouverneur, pour obeïr à  l’ordre obligeant qu’il nous en avoit donné.
Nous passames de cette maniére dix jours dans cette Isle, étant la plus grande partie du jour chez le Gouverneur, & la nuit dans nôtre Logement. Je me familiarisai bientôt tellement avec les Esprits, que je n’en avois plus peur du tout, ou s’il me restoit encore quelque impression de Frayeur, ma Curiosité m’en ôtoit aussi tôt le sentiment. Son Altesse m’ordonna un jour d’évoquer tel mort que je voudrois de tous ceux qui avoient subi la Loi du trepas depuis le commencement du Monde jusqu’au moment qu’il me parloir, & de leur commander de répondre aux Questions que je leur proposerois; à condition néanmoins que mes Questions ne rouleroient que sur des choses passées de leur tems: Qu’au reste je pouvois être sûr d’une chose, c’est qu’ils ne me diroient rien que de vrai, l’Art de mentir n’étant d’aucun usage dans l’autre monde.
Je fis d’humbles remercimens à son Altesse pour une si grande Faveur. Nous étions dans une Chambre dont la vuë donnoit sur le Parc. Et comme mon premier desir fut de voir quelque chose de pompeux & de magnifique, je souhaitai de voirAlexandre le Grand,à la Téte de son Armée immediatement après la Batailled’Arbelles:à peine le Gouverneur eut-il prononcé quelques mots, que nous aperçumes ce Conquerant sous la Fenêtre où nous étions, & son Armée un peu plus loin.Alexandreeut ordre de se rendre dans nôtre Apartement: Je n’entendis pas autrement bien sonGrec. Il m’assura sur son Honneur qu’il n’avoit pas été empoisonné, mais qu’il étoit mort d’une Fievre violente causée par les Debauches excessives qu’il avoit faites en vin.
Après lui je visHannibalpassant lesAlpes,qui me protesta, qu’il n’avoit pas une seule goute de Vinaigre dans son Camp.
Je visCesar&Pompéeà la Tête de leurs Troupes, & prets à se livrer Bataille. Je souhaitai que le Senat deRomeput paroitre devant moi dans une grande Chambre, & une Assemblée un peu plus Moderne en oposition dans une autre. La premiére de ces Compagnies ne me parut composée que de Heros & de Demi-Dieux; au lieu que l’autre ne ressembloit qu’à une Troupe de Gueux, de Bandits, & de Breteurs. Le Gouverneur à ma demande fit signe à César& à Brutusde s’avancer vers moi. La vuë deBrutusm’inspira une profonde veneration, & je n’eus pas de peine à remarquer en lui la vertu la plus consommée, une fermeté d’Ame, une intrepidité au dessus de toute expression, & le plus ardent Amour pour sa Patrie. J’observaiavec un sensible plaisir que ces deux grands Hommes paroissoient être Amis, &Cesarm’avoüa avec une noble ingenuité, que la gloire de l’avoir tué surpassoit celle qu’il s’étoit aquise pendant tout le cours de sa vie. J’eus l’honneur d’entretenir assez long-temsBrutus; & il me fut dit queJunius,Socrate,Epaminondas,Catonle jeune,Thomas Morus& lui, étoient toujours ensemble:Sextumviratauquel tous les Ages du Monde ne sçauroient ajouter un septiéme.